Chapitre 30 - 1 : Douleur et trahison.

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— Je n'arrive pas à croire que tu sois aussi froid. Cela te ressemble si peu, murmura Thémis.

Son visage de porcelaine reflétait avec une netteté irréelle l'ombre lunaire. Ses yeux étaient deux puits sans fonds, plongés dans les méandres d'une machination tordue où les lois humaines ne prévalaient plus. On aurait dit une déesse tombée de son piédestal céleste.

— Père et toi, vous m'avez vendu à Caïn pour de stupides faveurs n'est-ce pas ? demanda Thémis d'une voix éraillée. Est-ce que je vaux aussi peu ? Est-ce que tu m'as, une seule fois au moins, vu comme ta sœur ?

Sa question était rhétorique. Elle devinait la réponse, sentait cette douloureuse évidence torturer son âme. Son regard bridé s'embua, extériorisant enfin les malheurs qui lui étaient tombés dessus. Sa famille ne fut-elle qu'illusion ? Non, si elle était certaine d'une chose, c'était de l'amour que lui portait lady Julia et Roy. Il ne pouvait être feint. 

Elle l'espérait parce que ses belles certitudes avaient volé en éclats. Sa vie déviait si soudainement de la voie espérée qu'elle ne savait plus comment lui donner un sens.

— Dans ma jeunesse, oui, j'ai éprouvé un sentiment fraternel à ton égard. Puis peu à peu, il s'est estompé lorsque père m'a appris ta véritable nature et ce que tu pouvais... ce que tu nous as apporté. Grâce à toi, notre famille sera en sécurité pour un bon bout de temps ! s'exclama-t-il, une lueur passionnée dans ses pupilles. Et je te remercie pour ton sacrifice... Notre futur s'avère prometteur, plaisanta Gaspard.

— A quoi bon perdre mon temps à imaginer de telles choses alors que je ne vivrais pas assez longtemps.

Son frère grimaça.

— Ai-je tort ?

Il nia, entraînant un soupire fataliste de sa part. Pourquoi s'enquiquiner de son avis lorsque son sort était scellé d'avance ?

— Je comprends tes motivations, même si je n'approuve pas la méthode. Mais après tout, ria Thémis avec amertume, je suis la condition sinéquanone. Il aurait été étrange que j'accepte les faits sans sourciller.

Gaspard ne répondit pas, il n'y avait rien à répondre. Il était trop tard pour reculer, et il n'avait, de toute manière, aucune envie. Il aurait pu la corriger, lui dire que le Maître ne comptait pas la tuer. Plutôt la garder comme concubine et source de nourriture. Toutefois, il préféra ne rien dire car en définitive, les plans de Caïn restaient pour lui une énigme.

— Depuis quand comptiez-vous vous débarrasser de moi ?

Ah, la question avait été posée. Elle lui écorchait la langue, lui laissant un mauvais goût à son passage. Gaspard eut la décence de paraître embarrassée.

— Je crois que le déclencheur fut la mort de notre ingénieur King. L'idée a macéré un moment avant de prendre forme. Le déclic final se fit lorsque le Mikado nous proposa des puces électroniques connectées à un système d'hypnose vampirique afin que nos secrets restent...secrets. A partir de là, il fut évident que nous ne pouvions nous passer des capacités de ces créatures.

Le jeune homme reprit son souffle.

— Et puis un jour, on a reçu un télégramme. De Caïn. Te rends-tu compte Thémis ? Jamais nous n'aurions pensé que le fils d'Adam et Eve nous contacterait ! Quelle chance !

« Cela dépend du point de vue ».

— Sa proposition ne pouvait être refusée, pas lorsqu'il suffisait d'offrir une vie pour sauver la famille et embellir notre réputation. Non, que dis-je ! Cela va au-delà ! Les Barowmerrys ne tomberont jamais dans l'oubli, Thémis ! Notre nom voyagera à travers les âges comme les premiers à avoir franchi le pas, à collaborer avec les surnaturels.


~*~

La conversation s'était finie sur ces dires. Elle eut l'envie irrésistible de pleurer. Au lieu de ça, elle prit une longue inspiration pour se retenir. Gaspard la ramena dans la cale sans rencontrer de résistance. Thémis était épuisée de ses cachotteries, de ses révélations. Les larmes coulaient lorsqu'elle s'endormit tout naturellement sur le sol crasseux. 

La nuit s'écoula : quelques secondes, des minutes voire des heures passèrent. A son réveil, Thémis avait perdu la notion du temps. Son corps était courbaturé, ses yeux irrités, les fers la meurtrissaient. Elle entendit un bruit sourd, puis un tourbillon de cris s'éleva. Etait-ce l'écho d'une bataille ? Il lui semblait qu'on luttait sur le pont du Pauline

Elle se força à avancer jusqu'aux escaliers malgré la lourdeur de ses chaînes. Sous l'interstice de la porte se dessinèrent des bottes. La jeune femme déglutit bruyamment, sa salive brûlant la gorge. Soudain, la porte s'ouvrit et un homme apparut. Ses bottes descendirent rapidement les escaliers, bruyantes et fatiguées. Elle se sentit défaillir. Il était venu. Pour elle. 

Thémis sentit son cœur s'emballer. Et les vannes s'ouvrirent. Les pleurs secouèrent ses épaules, les perles salées dévalèrent ses joues, s'arrêtant à la commissure de sa bouche. Desiderio se tenait à quelques millimètres d'elle, l'émotion réchauffait son regard. Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, s'étreignant avec force, s'embrassant avec empressement. On aurait dit que le monde allait s'éteindre.

J'ai eu peur, avoua-t-elle doucement, son front posé contre le sien.

Thémis ouvrit les yeux et l'observa à travers ses cils. L'expression du duc se radoucit à cet aveu. Elle se sentait défaillir quand il la couvait ainsi. Sous l'intensité de son regard, elle avait l'impression d'être aussi précieuse qu'un diamant. Mais une ombre vint gâcher le tableau. Son expression s'assombrit.

Je dois te parler.

Le ton employé ne présageait rien de bon. Les lèvres ourlées de Thémis s'asséchèrent, son ventre se noua. La jeune femme plaça une main sur son torse.

Tu peux tout me dire, tu sais. Notre mariage doit se baser sur la confiance mutuelle et le respect. 

— Je...Thémis...je... en fait, je suis...

Desiderio hésitait à parler, les mains agitées, la bouche tiraillée par un tic nerveux. Enfin, il se décida. A quoi bon retarder l'échéance ? Il déballa tout d'une traite, sans s'arrêter, n'osant reprendre son souffle. Car à l'instant précis où ses mots dégringolèrent de ses lèvres, Desiderio sut que sa relation avec Thémis s'achevait.

— En quittant l'Espagne, on m'a chargé te surveiller jusqu'à ta « naissance » voire d'éliminer la menace que tu pouvais représenter pour nous.

— Q-quoi ?! son exclamation mourut dans sa gorge. Thémis voulut reculer mais le duc la retint en emprisonnant ses poignets.

— S'il te plaît, ne m'interromps pas. Je ne sais pas si j'aurai la force de tout reprendre depuis le début, souffla-t-il. Il faut aussi que tu saches... que je...je suis le Couturier. Ces meurtres avaient pour but de te faire réagir, mais nous avons dû nous attaquer à ta famille en voyant que la guérisseuse en toi était scellée par une magie puissante.

Il releva la tête et fixa ses yeux d'ébènes.

— Je suis le Couturier, répéta Desiderio. C'est moi que tu recherches. 

Carpe Diem : Folies NocturnesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant