12. Jilèn

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Le plus important, quand on voyage seul, c'est d'avoir des loisirs pour s'occuper l'esprit.

Le plus important, quand on voyage à deux, c'est d'avoir une réserve de bonnes blagues.

Adrian von Zögarn, Traité de voyagisme


Adrian avait échappé à la vague d'agitation qui secouait Lydr. Le roi Clemn mort, sa succession périclitait déjà. L'impréparation criante de ses ministres causait un grand désordre ; un régent devait prendre la place du neveu trop jeune de Clemn, mais il tardait à être nommé.

La rumeur disait que Clemn avait été assassiné par Zor, le roi maudit. Une autre faisait intervenir la déesse Ereshkigal, une autre un complot de la cour, ou du Parlement de Lydr. En résumé, toutes les théories s'offraient à la sagacité des parieurs.

Espérons que ce sera plus calme du côté des nomades, songea l'alchimiste.

Un passage en coup de vent à la bibliothèque royale de Lydr ne l'avait guère renseigné sur la peste bleue. Ses rudiments de biologie et sa théorie – éprouvée – des microzootes représentaient un bond de deux siècles en avant par rapport au savoir des peuples de Ki. Ces derniers essayaient encore de se préserver des maladies en inscrivant des runes mystiques sur la porte de leur maison et en invoquant leurs déités.

Adrian s'était renseigné sur la tribu de nomades la plus proche. Les enfants d'Enki faisaient ponctuellement commerce avec leurs cousins, mais le morcellement en tribus ne facilitait pas les échanges politiques.

L'archiviste avait fait de grands yeux.

« Pour étudier quoi ? »

Pour éviter de se lancer dans une explication bancale de la théorie des microzootes, il avait affabulé sur les coutumes des nomades, leur mode de vie, leurs arts, leurs mythes et légendes. Cela ajoutait un peu de fantaisie au charlatanisme dont l'habillait sans cesse le quidam.

Il avait acquis un cheval.

Que ses capacités intellectuelles eussent précédé la présence de Zögarn dans son corps, ou le contraire, Adrian n'avait pas eu de difficultés à apprendre la langue de Ki en deux mois. Les subtilités langagières, le parler des notables et les accents variés du continent lui échappaient toujours, mais il savait nommer un chat un chat et un cheval un cheval. À ceci près que Ki n'avait pas de chats, mais un félin alternatif plus sauvage, dérivé sans doute des mêmes ancêtres – sa toute nouvelle théorie de l'évolution avait décidément de beaux jours devant elle. Quant aux chevaux, ils s'agissait d'équidés plus rustiques, rescapés d'une préhistoire fantastique où Adrian les imaginait sans peine côtoyer des ours géants.

Il avait attaché sa valise derrière lui sur la selle et passait ses journées à l'empêcher de tomber, entre deux prises de notes, et à chantonner.

Après une demi-semaine à filer plein Sud, il atteignit les marches d'Enki. Une formation géologique qui le laissa pantois, occupé à deviser des théories qui permettraient d'expliquer ces immenses blocs de pierre plantés dans la steppe, de travers, sans ordre. Comme si Kaldar avait cassé la vitre de sa demeure et que les morceaux s'étaient fichés dans la terre de Ki. La légende serinait une histoire proche : Enki, dieu de la terre, se décidait sur un coup de tête à franchir l'espace le séparant d'Enlil, dieu du ciel et du vent, afin de conquérir son trône. Il bâtissait donc un escalier à sa démesure. Mais « Utu voit, Kaldar sait », et le reste du panthéon, jugeant son opération aussi injustifiée que puérile, faisait s'écrouler son ouvrage.

La Colère du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant