27. Trant

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Les griffes des démons emportent les premiers d'entre eux, mais les hommes ont le dos tourné.

Le premier homme qui se retourne voit le mal. Il prend peur et s'enfuit. Les autres le prennent pour un fou.

Jilèn, Méditations


Le prince Trant était un jeune homme fin, respectable, rigide, autoritaire.

Son corps et sa voix contenaient une gestuelle propre aux individus nés aux commandes de l'État et qui avaient grandi dans ses rouages. Un naturel protocolaire désarmant et impressionnant à bien des égards. À ceci près que Jilèn et Adrian n'étaient pas des plus impressionnables.

« Je suis content de vous savoir en bonne santé » dit le prince en se levant.

La pièce, un bureau d'été, offrait une vue splendide de l'océan et du port de Zarith. On y devinait un fourmillement inhabituel.

« Je n'ai pas pris le temps d'expliquer à Jilèn votre décision, dit Adrian. Si ce n'est trop abuser de votre patience, je propose que nous ayons cette conversation maintenant.

— J'ai attendu que vous soyez éveillée pour rentrer dans ces détails, expliqua le prince. Dites-moi, avant toute chose... est-ce bien vous qui avez assassiné le roi Clemn ?

— Oui.

— Vous êtes donc bien Jilèn, la lige du roi Zor.

— Autrefois.

— Vous savez que Lydr a été détruite, Samera avant elle. Comment expliquez-vous cela ?

— Je l'ai vu.

— Vu quoi ?

— L'armée des golems. »

Quelle que soit son opinion sur les messagers, le prince ne laissait rien paraître.

« Oui... l'armée des golems. Je ne voulais pas y croire quand votre ami m'en a parlé, mais qu'importent les causes, les conséquences sont là. Le roi Zor va marcher sur Zarith. J'ai étudié avec mes ministres ses précédentes victoires, du moins ce que nous en savons. Ils sont formels : notre ville ne peut être préparée à la défense. La solution la meilleure reste donc la fuite et la reddition.

— Il n'y aura pas de reddition.

— Le roi Zor veut bien bâtir un empire, non ? Il n'en veut pas à Zarith comme il en voulait à Lydr. Je gage donc que les murs de la cité resteront debout.

— Vous oubliez qu'il est fou.

— Vous me dites la même chose que le sieur Adrian ; je vous réponds la même chose : dans ce cas, nous sauverons ce qui peut l'être.

— Il n'y a pas de solution autre que la lutte, dit Adrian. Zor doit être arrêté maintenant. Quitter ce continent ne changera rien. Cela ne fera que condamner la moitié de votre ville à la mort immédiate, et l'autre à être rattrapée par le démon.

— Vous vous répétez, Adrian, aussi permettez-moi de faire de même. Je voudrais bien vous y voir. Depuis combien de temps êtes-vous engagés dans cette guerre ? Deux, trois jours ? Qui êtes-vous d'ailleurs pour parler du futur de la terre de Ki ? Vous n'êtes pas de ce monde. Elle est un rejet de la racine du mal. Sans vouloir vous offenser. »

Jilèn haussa le ton.

« Les nomades du Nord et du Sud vont bientôt se rassembler ici, sous les murailles de Zarith. Ils seront emmenés par une fille d'Enlil nommée Almena, à qui les dieux ont prédit ce destin. Cela n'a jamais été vu de mémoire d'homme. Et cela va avoir lieu. Vous aussi, vous devez participer à ce combat, comme nous tous. »

L'argument sembla faire mouche. Le prince haussa un sourcil.

« Qu'elle paraisse devant moi, si je ne suis pas encore parti, et je reconsidérerai ma position.

Adrian consulta sa montre.

— Nous ne devrions plus attendre très longtemps. »


***


La poussière soulevée au lointain montait en parures diaprées. Derrière les tribus des fils d'Enlil, une tempête immense couvait à l'horizon, comme si tous les dieux activaient leurs forges, prêts à leur prêter main forte. Dès les premières annonces des tours de guet, Adrian et Jilèn se pressèrent hors de Zarith. Combien seraient-ils ? À chaque minute, Zor se rapprochait de la dernière ville qui pouvait prétendre lui résister. Sa soif dévorante et cruelle s'ouvrait comme les mâchoires d'un serpent.

Zarith détournait les yeux, regardait vers la mer. La maréchaussée peinait à y maintenir l'ordre ; les notables s'empressaient de prendre place dans les caravelles, où le moindre mètre carré se vendait au prix de dix ans de travail. Poussés par la peur, les zarithes, des plus nobles aux plus invisibles, étaient prêts à truander, marchander, tuer ; jamais les richesses n'avaient semblé aussi volatiles, maintenant que leur valeur véritable dépendait du bon vouloir des capitaines de vaisseau. Des hommes qui se seraient bien passés de leur nouveau pouvoir de vie et de mort, tant il faisait peser de menaces sur leur propre vie.

La ville s'effondrait vers la mer, comme portée par un vaste glissement de terrain.

Adrian discerna deux groupes distincts, dont les chevaux se frôlaient sans se mêler ; Kira dirigeait les nomades du Sud sous l'angle de Nergal, Almena ceux du Nord.

Il avait sous-estimé la position sociale du jeune homme tatoué. Son revirement brutal, en revanche, ne l'avait guère surpris : malgré leur différence de caractère, il admirait déjà Almena. La jeune femme se montrait à la hauteur de ses convictions. Unificatrice des tribus de nomades, en un clin d'œil, elle entrait dans l'Histoire.

L'alchimiste avait hésité à s'impliquer dans ce conflit. La nuit précédente, il l'avait passée à examiner le concentrateur sous toutes les coutures. Ses instruments de mesure étaient formels : la concentration locale d'atman lui aurait permis de retourner séant sur la Terre, de s'enfuir sur Daln. La terre de Ki avait-elle besoin de lui ? Il n'était qu'un ajout de dernière minute, la retouche de trop apportée à une œuvre de maître, la pincée de sel qui déstabilisait le mélange ; s'il n'y prenait garde, sa seule présence pouvait faire échouer le plan des dieux – si plan il y avait, si dieux il y avait eu.

Zögarn l'avait convaincu du contraire. Il avait aiguillonné ses pensées jusqu'à obtenir ce revirement. Adrian s'impliquerait à sa juste mesure, en homme de l'ombre.

« Le prince Trant vous attend » dit-il à Almena.

Elle avait déjà changé, sa volonté affûtée par des épreuves dont les historiens perdraient la litanie. Derrière elle venaient visages sombres, des plaies pansées à la hâte. Ils avaient déjà affronté Zor. Cela n'avait pas suffi. Le roi les poursuivait.

La Colère du RoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant