II. Vert translucide : 15

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Après de longues minutes, qui nous semblèrent être d'interminables heures, tapis sous des buissons, la nuit commence à tomber. Je réalise que nous ne pouvons pas passer la nuit dans un fossé au bord de la route ... Je la regarde furtivement et me rends compte qu'elle ne supportera pas une nouvelle nuit dehors dans le froid de ce mois de septembre. Son visage pâle, ses bras amaigris, ses cheveux en pagaille et son sourire forcé sont preuves de l'état dans lequel elle se trouve. Je fais mine de l'ignorer et de me faire prendre à son jeu. Ses jambes ne la portent presque plus, elle tousse de plus en plus, et nous devons nous reposer régulièrement... 

J'évite de lui faire trop de conversation pour ne pas l'épuiser d'avantage, car même à bout de force, et s'efforce de paraître heureuse. Je ne veux plus lui faire endurer ça. 

On est toujours à temps de rentrer. Sa santé en dépend à présent, et là, le jeu ne m'amuse plus. J'essaie vaguement de me persuader que c'est la meilleure solution, mais je n'y arrive pas. Ces faux arguments ne tiennent pas debout, Je sais aussi bien qu'elle ce qui l'attend là bas. Je suis incapable de lui mentir, après tout ce que nous avons vécu ensemble. 

A ce moment là je me sens tout simplement NUL. Je n'ai même pas été capable de la garder en bonne santé. Le froid, la tristesse, la fatigue, l'énervement, tout ça bouillonne en moi. Je saisis ma tête dans mes mains et me calme pour réfléchir un peu, mais surtout pour dissimuler mes larmes. « Comme un homme ».

Je nous revois alors au tout début, lorsqu'elle n'était encore que "la fille de l'avocat", la fayote, l'intello... et que moi je n'étais que le caïd, la racaille, voir le bouffon ! Malgré la situation, un mince sourire se dessine sur mes lèvres, gercées par le froid de début septembre, et parvient à se frayer un chemin parmi les sanglots que j'étouffe. Elle m'a changé. Elle m'a rendu meilleur. Meilleur, et heureux. Je la revois encore lors de cette première heure dehors avec moi, au lieu d'aller en permanence. Je la revois rire en tirant sa langue bleue colorée par les sucettes ChupaChups®. Je la revois aussi étouffer son petit rire en pressant sa petite main dans la mienne quand, sur le marché, une vielle dame bigleuse nous ventait les mérites de la cire d'abeille avec une voix nasillarde.

Puis, je me souviens qu'elle est venue sonner à ma porte quand elle a eu besoin de moi, qu'aujourd'hui elle me suit dans cette folie, et je me dis que je me dois de la protéger. Je ravale alors ma fierté, et malgré les larmes que je retiens, pendues au bord des yeux, je la prends dans mes bras, où elle laisse tout ces muscles se relâcher enfin. J'ai tellement de choses à lui dire, lui dire que je sais ce qui est bon pour elle, lui dire que je l'aime, mais qu'il faut rentrer. Malheureusement, elle saisit le fil de mes pensées et me devance

"- tout ira bien."

J'essaie de me convaincre moi même de ces douces paroles mais le petit sifflement qu'elle émet en respirant me rappelle qu'elle est fragile, et qu'elle ne pourra pas tenir ce rythme encore longtemps. 

Je la regarde alors dans les yeux et cette sensation étrange me réapparaît. J'ai l'impression qu'elle ne me voit pas. Ses yeux sont d'un vert un peu fade et transparent. Translucide. Ils regardent ailleurs. J'éloigne cette angoissante pensée de ma tête et je me relève des buissons où nous étions tapis pour regarder la cime des montagnes. 

L'automne commence déjà à s'approprier quelques monts et soudain, ma vue dériva en bas de la colline.

Et je me dis que nous sommes sauvés.


Je dévale la grande route escarpée à une vitesse fulgurante, manquant plusieurs fois de nous entraîner dans le fossé épineux, et tirant sur ses doigts frêles de pianiste. 

Chaque fois qu'elle s'assoie devant un piano, il en sort un son tantôt dansant, joyeux, festif, tantôt magique, envoûtant et déstabilisant pas sa douceur et beauté. Elle ne se rend pas compte du talent qu'elle a et de la facilité avec laquelle elle m'envoûte. 

 Quand je lui parle de la musique, elle me dit que son père lui interdit d'en jouer, mis à part en cours de musique au collège, qu'il déteste ce son. Comment peut on détester quelque chose d'aussi... magique ? N'a t'il pas de cœur ? Pour battre ce petit ange, certainement que non. Je n'ai pas souvent eu l'occasion de l'entendre jouer. Un petit Rondo de Beethoven par ci, quelques chansons de dessins animés par là, mais elle a toujours su me transporter. Et elle a beau me dire qu'il n'y a pas que la musique dans la vie, que ce n'est pas si grave de ne pas pouvoir jouer, et qu'au final le son n'est pas SI beau, que son père a sûrement raison, je la surprends quand même à pianoter sur les tables, comme si elle seule pouvait percevoir le chant qu'il en sortait. Chaque fois qu'elle a l'occasion de jouer, je vois dans ses yeux la même étincelle que dans les miens lorsque je la regarde. Je sais qu'elle rêverait de pouvoir jouer quand ça lui chante, mais c'était malheureusement impossible. 

Les pères imposent visiblement leur décisions, quitte à briser des cœurs.

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