Ce matin, elle a tenu à descendre elle même chercher des pâtes à Quillan. J'ai fait les cent pas dans le salon, inquiet et impatient de la voir rentrer. A son retour, quand je l'ai vue franchir la porte, saine et sauve, son sourire plein de fierté m'a dévasté, et j'étais si heureux qu'elle soit revenue vivante, si heureux qu'elle soit heureuse, que je me suis bien gardé de lui dire que c'était des graines pour perroquet.
Je suis assis sur la table de la salle à manger, devant le petit écran de télévision des années 90. Les images défilent, la plupart du temps hachurées ou pixelisées, mais cela ne m'empêche pas de comprendre qu'on nous recherche. Je suis obnubilé par nos photos qui apparaissent en haut à droite de l'écran. Je n'y suis vraiment pas à mon avantage dessus. Par contre, elle... magnifique.
Les portraits sont affichés juste au dessus de la tête de Claire Chazal. J'en déduis donc que nous sommes le week-end et qu'il est un peu plus de 20 heures, puisque c'est elle qui présente. Elle est en train d'annoncer officiellement son départ de la chaîne. Je ressens une soudaine douleur dans le doigt. Non que le départ de Claire m'affecte tant que ça, le couteau m'est glissé des mains alors que je pelais des patates que j'avais acheté à Mme Augusta avec des pièces que j'avais trouvé ci et là dans la maison. Une petite saignée s'écoule alors de mon index, un autre petit écoulement glisse le long de la lame de l'opinel au manche en bois et les deux ruisselets se rejoignent pour venir enduire la chair de cet ovale jaune difforme d'un liquide rouge opaque.
Je ramasse au creux de ma main le tas de pelures, les jette par la fenêtre et cours rincer la patate avant qu'elle n'absorbe tous mes globules rouges. Une fois au dessus de l'évier, je me retrouve le nez collé à la fenêtre de la cuisine. Assise dans l'herbe, elle tresse ses beaux cheveux bruns avec adresse. J'aime cette vie. Je ne veux plus la quitter. Mais les vingt et un euros quarante-trois que j'ai pris avec moi et les quelques pièces qui traînent dans les tiroirs des chambres ne vont plus nous entretenir longtemps.
Je retourne dans la salle à manger et aperçois des pies, toutes regroupées autour des pelures. Soudain une voix familière me retourne. Sur le petit écran, ma mère et ma sœur repoussent les journalistes qui les poursuivent avec leurs foutus micros dans le but de faire le buzz. Une sorte de colère étrange monte en moi soudainement, et je dois faire quelque chose pour la canaliser ! Je saisie la carabine dans l'armoire, sors dans le jardin et tire dans le amas d'oiseaux, qui s'envole presque instantanément. Quelques secondes suffisent pour qu'elle se trouve à mes côtés, affolée. Mon pouls redescend lentement lorsque sa main se pose sur mon bras. Comme quand l'eau éteint le feu.
Je tourne alors légèrement la tête et pars la vitre, je distingue dans la petite télé, son père, serrant ma mère dans ses bras. Mon cœur se braque. Le journaliste articule alors une question que je n'ai pas saisie, à laquelle ma mère répond avec assurance, provoquant le malaise de ma grande sœur dans le petit écran, comme si elle devinait que je les regardait :
«C'est le père des deux enfants disparus».
La seule réaction qui me vient en ce moment précis et de me pencher au dessus du muret et de vomir.
Elle s'approche alors lentement de moi et pose maladroitement sa main sur mon épaule. Je ne suis pas le seul à avoir entendu.
"- Je ne savais pas comment t'en parler.
La même haine m'envahie à ce moment précis et je suis hors de moi.
- Tu savais ??! TU SAVAIS ??! ET TU NE M'AS RIEN DIT AVANT ??!
Je perds totalement le contrôle. La colère est de plus en plus puissante. Pour la première fois rien n'y fait, même ses larmes suppliantes
- J'avais peur de ta réaction ! Et je te rappelle que j'étais battue pour garder le silence MOI !!
Cette phrase me refroidit instantanément. Je m'imagine cette petite brindille, presque aveugle à l'époque, battue.
Elle poursuit, plus calmement, cette fois.
- Quand tu es venu me parler ce jour là, pour l'heure dehors, rappelle toi. Je ne te connaissais pas, je ne savais rien de toi et je t'ai fais confiance. Quand je t'ai eu en face de moi j'ai ressentis quelque chose d'étrange pour toi. Non, j'étais convaincue, je ne t'aimais pas, mais j'avais la profonde conviction que quelque chose de plus fort nous unissait. Quelque chose qui m'empêchait de succomber à ton charme. Un instinct qui faisait qu'à tes côtés je me sentais entière.
Un jour, chez papa, j'ai trouvé des photos de lui avec une femme et deux bébés dans les bras. Je me suis posé beaucoup de questions. Tu te souviens, quand nous étions partis nous balader ? Comment tu voulais que je m'empêche de pleurer ? J'avais un jumeau caché ! Je ne pouvais pas savoir lequel des deux bébés était moi tellement ils se ressemblaient ! Et c'est quand j'ai vu ta mère te déposer un matin, devant le collège, j'ai compris.
Le même visage, le même corps, le même sourire radieux que sur la photo. Et puis comme par hasard, toi, la même couleur d'yeux et de cheveux que moi. Et les deux mêmes grains de beauté sur le visage, les deux mêmes tâches de naissance dans le cou, le même petit rire étouffé, les longs doigts fins, l'envie de se battre contre la vie. Il te manque ton père, moi ma mère. Ta mère se retrouve sur une photo chez mon père avec deux bébés jumeaux : Ca ne commence pas à faire beaucoup de coïncidences ?! J'ai fais le lien. Tu es mon jumeau et quand je t'ai eu en face de moi... mon corps entier s'est mis à trembler. Nous sommes connectés. Pour toujours. Depuis toujours ! Quand je suis rentré chez moi, j'ai montré la photo à mon père et il m'a giflé. Puis m'a battu, fort. Il m'a fait mal tu sais. Il m'a dit que j'était une... une pute. Comme ma mère.
Comme notre mère.
-Mon estomac se recroqueville sur lui même. Elle s'en aperçoit mais continue quand même.-
Ecoute ça fait trop longtemps, je sais que c'est dur à avaler, mais après plus de quatorze ans... Tu te rends compte ?! Je ne peux plus me taire.
C'est pour ça que je suis venue chez toi. Mais j'ai eu peur. Que tu me rejettes. Que tu ne veuilles pas me croire. J'ai eu aussi peur que ta mère ne veuille pas me revoir. Elle m'a abandonné, pourquoi voudrait t'elle maintenant de moi ?
Puis j'ai voulu t'en reparler, au moment où je t'ai interpellé, quand tu a tenté de descendre discrètement les escaliers du grenier, au moment où je jouais du piano. Mais je n'ai pas pu. J'ai voulu essayer à nouveau, quand je t'ai demandé de venir m'aider à me maquiller. Mais toujours pas. Près de toi, mon cœur se serre, ma gorge se noue... tu es mon frère tu comprends ça ? On a grandi à côté, dans le même ventre, dans la même poche, pendant 9 mois ! Et puis c'est même plus : on n'est pas QUE frères, on est jumeaux ! Je t'en prie, il ne me reste plus que toi... Il faut que tu me crois."
Elle passe alors sa main sous son Tee-shirt et extirpe d'une cachette secrète, qui me gêne d'ailleurs extrêmement car je détourne les yeux, un vieux papier jauni et plié en milles. Après quelques hésitations, elle finit par me le tendre. Je ne sais pas si je veux savoir, si je veux voir. J'ai peur. Mais cela fait quatorze ans que j'attend ça, et je suis peut être, si elle dit vrai, sur le point de retrouver mon père, et ma jumelle par la même occasion.
Cet homme, qui quand je me suis rendue chez elle, m'a dévisagé, m'a frôlé... Si j'avais su que c'était mon père !
Je me décide alors à saisir la photo. Il est trop tard pour faire marche arrière. Je déplie donc le vieux polaroid, aux coins effrités et imbibés de café. Il a du servir de sous-verre.
Ma mère, que je reconnais immédiatement bien que plus jeune, un homme, et deux bébés, en tous points identiques. Avec, dessous, la légende :
"Que dios bendiga nuestra familia para siempre."
A ce moment là, j'oublie tout, et je serre contre moi celle qui partage mon sang.
VOUS LISEZ
En fuite
Teen FictionEn ouvrant la porte, je m'attendais à trouver ses yeux verts, purs, et profonds, tel que je les avais laissés, mais je me retrouve face à des yeux remplis de larmes, dont un bordé de bleu. C'est à ce moment là que j'ai compris que fuir était à prése...