2 - Ecartez-vous

761 37 7
                                    

Je le voyais me dévisager de son regard pétillant qui venait de naître. Il m'examinait sous tous les angles, il profitait encore des derniers instants que nous partagions. Ces instants qui se faisaient de plus en plus rares, qui ne survenaient que quelques fois quand le destin nous y autorisait. Il glissa une main tiède sur ma joue.

_ Pour l'amour du beurre de cacahuètes, prends soin de toi, je t'en supplie.

Je ricanai nerveusement

_ Pour du beurre de cacahuètes? Tu n'as pas mieux?

Il confirma. Je m'en allai vers les points d'inspection filtrage, ou plus communément appelés PIF, direction de la Russie. Avant de disparaître dans la foule de l'aéroport Charles de Gaulle, mon corps pivota et je lui lâchai:

_ Franchement, peut faire mieux.

Je l'entendis brailler un truc incompréhensible, d'après ma carrière de petite sœur, ça s'apparentait à une grossièreté...

Alors que j'étais assise dans la salle d'embarquement, je ne pus m'empêcher d'observer les gens qui s'attroupaient ici et là. La verrière du terminal laissait aisément passer le moindre rayon de soleil de cette belle journée, entre lunettes de soleil, chapeaux de paille et bermudas, je crois que je ne pouvais pas me sentir plus en vacances. Je remarquai parmi les nombreux attroupements, appuyés sur leurs sièges, six jeunes maquillés des couleurs françaises et habillés des maillots de l'équipe de France, ceux-là mangeaient des chips, s'ils savaient pensai-je.

La salle d'embarquement commençait doucement à se vider, mon téléphone vibra:

"Bon voyage Anna, fais attention à toi.

Bisous de Papa & Maman"

Durant les cinq heures de vol qui me séparait de ma nouvelle affectation, je commençai à relire mes rapports, les corrigeant, les approfondissant, les rectifiant, les épaississant. Je dû me replonger dans la situation, revoyant tout, en ne négligeant aucun détail de l'état du lit sur lequel j'allongeais mon patient à l'étagère de laquelle je me procurais des produits antiseptiques. J'essayais de me souvenir de chacun d'eux, de leur arrivée sous ma tente, de ceux qui les avait emmenés là, de l'équipement qu'il leur restait, de l'état qui les habitait, de la qui balle les avait traversés, des ordres que j'avais donnés à qui et dans quel but. Et même si je les voulus organisées et claires, mes pensées divaguaient, se mélangeaient et s'entrecoupaient pour me laisser au final dans un piteux état face à des pages blanches ou incomplètes. Je voyais les visages de chacun voler d'un corps blessé à un autre, me rendant la tâche encore plus difficile qu'elle ne l'était déjà. Des sueurs froides commencèrent à se jouer de moi, me procurant soudainement un coup de chaud lorsque je revis les amas de liquide tiède qui jonchaient des draps puis dans la seconde suivante une froideur extrême alors que je revis un militaire mort sur ma table d'opération. D'un geste sec je fermai mon ordinateur portable. Mon voisin, qui dormait jusque-là, tressaillit. Mon sang qui me montait aux tempes résonna comme du plus profond des enfers d'Hadès, me suppliant d'arrêter, cependant la boîte de résonnance qu'était mon crâne repassa inlassablement les mêmes cris de douleur, les mêmes coups de feu, les mêmes ordres des officiers, les mêmes appels à l'aide des soldats, les mêmes explosions, et finalement le même ronronnement de l'avion qui nous était venu en aide après deux heures de désordre complet.

_Stop... stop... stop... Me chuchotai-je à moi-même.

Je m'incitai à garder mon calme, à retrouver mes esprits, à redevenir le médecin que j'avais été il y a si peu. Pourtant cette version de moi me paraissait si lointaine, elle me manqua. Le médecin de référence qui gardait son sang-froid en toute situation, qui dirigeait les opérations médicales. J'en étais loin. Très loin. Trop loin. Je me surpris à me demander la raison de ma présence dans cet avion. Avais-je été raisonnable ? Non, sûrement pas. Vu mon état, il me parut clair que je n'allais pas être efficace, peut-être même nocive pour eux. Dans quelle sorte d'embarras m'étais-je mise? Sérieusement.

Une victoire pour oublier la guerre | R.Varane & les BleusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant