17 - La mâchoire saillante et mal rasée du français

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Je ramassai le papier qui s'enterrait peu à peu dans le sable, le dépliai et réalisai qu'il s'agissait d'un bonhomme bâton à côté d'une maison et d'un arbre. L'arbre ne ressemblait pas à un arbre européen comme un olivier ou un pommier mais plus à un arbre typique des alentours, il était nettement plus grand que le petit bonhomme, avec un tronc épais et des branches qui raclaient le sol sec représenté d'un simple trait. Quel âge pouvait avoir l'enfant qui l'avait dessiné ? Probablement huit ou neuf ans tout au plus. Peut-être avait-il été dessiné par celui dont le regard vide se perdait sur le tas de cailloux, ou alors par celui qui avait le bras coincé sous l'une des poutres qui avait servi de charpente pour l'école. Parmi tous les corps que je pouvais trouver là où je posais mes yeux, il n'y avait pas de fille. Aucune ne pouvait aller à l'école, ou plutôt, aucune n'avait pu aller à l'école parce que celle-ci était maintenant en ruine. J'observai les débris de bâtiment, de mobilier, de corps humains.

On avait bombardé une école au beau milieu de la journée. Une école. Une école pleine d'enfants. Une école pleine d'enfants dont les parents avaient enfin compris qu'il était bon pour eux de les laisser étudier. Qu'allaient-ils faire maintenant ? Qui allait croire après cela qu'il était bon pour les enfants d'étudier au lieu de travailler aux champs ou au marché avec leurs parents? Qui allait faire confiance à des soldats qui ramenaient avec eux Chaos et Mort ?

Je n'osai pas m'adresser aux soldats qui étaient avec moi, on en avait tous déduit la même fin. On assistait à un calme entre deux tempêtes. Et moi qui avais hésité à faire médecine pour m'orienter vers la pédiatrie, j'en étais rendue à observer un massacre d'enfants.

Alors que personne encore n'avait entreprit d'escalader le tas de briques et de matériels qui gisait là, on entendit un bruit sourd, comme un cri étouffé par la masse d'objets qui en recouvrait la source. Certains saisirent par reflex le manche de leurs armes. Mes sens en alerte, je leur fis signe de ne pas bouger, je voulais être sûre de ce qu'on avait entendu. Le temps se figea. Puis un autre gémissement indistinct parvint faiblement à nos oreilles. Ce coup-ci notre major prit les rênes et commença à déblayer ce qui venait à l'encontre de son chemin. Les soldats ayant enlevé leurs sacs à dos et leurs armes, mirent en place une chaîne pour nettoyer la voie qu'il se frayait petit à petit. De mon côté je commençai à fouiller mes affaires, pour trouver ce qui selon moi allait être le plus adapté, sauf que je ne savais pas à quoi m'attendre. Je ne savais pas s'il allait être asphyxié ou s'il allait avoir un membre en moins, je ne savais pas s'il me fallait un masque à oxygène ou un garrot. Plus nous nous rapprochions et plus la plainte se faisait inaudible.

Je croisais les doigts aussi fortement que je pouvais priant une entité inconnue pour que l'individu fût trouvé dans les meilleurs délais. Mes phalanges blanchissaient et mes mains tremblaient. Je ne pouvais pas monter sur les blocs de roches car il pouvait se trouver sous l'un d'eux. Je voulais les presser, mais c'était inutile, ils étaient déjà à leur maximum alors je continuai de prier pour qu'on le trouvât. Mais plus notre officier s'avançait et plus la chaîne s'allongeait, alors je m'ajoutai à la chaîne pour leur prêter main 'forte'. Finalement le soldat en tête de file nous fit signe de nous arrêter. Ils se stoppèrent dans leurs mouvements et je déposai la dernière pierre.

On n'entendit plus rien. Plus une plainte. Plus de mouvement autre que des cailloux qui tombaient quelques mètres plus loin. Je vis le premier de notre file, penché, se signer devant un énième corps sans vie. Mes jambes se raidirent. Je bousculai d'abord doucement les membres de mon unité, puis couru pour rejoindre mon supérieur. Une odeur de sang qui traînait déjà dans l'air depuis notre arrivée s'intensifia ; il maculait tellement le t-shirt du jeune garçon, qu'il était devenu presque impossible d'en discerner la couleur. Tessier s'écarta pour me laisser la place. Je ne voulais pas que celui qu'on cherchait fût celui qui était devant moi, car il était empalé sur une tige de métal qui avait été, si je ne m'abuse, une chaise quelques heures plus tôt. Je le regardai, immobile. Je ravalai un sanglot, et me penchai pour prendre le pouls du jeune Nigérien, celui-ci qui continuait de se déverser de son sang. Il était encore chaud, c'était lui qui avait lâché son dernier geignement. Il regardait vers le ciel, ou peut-être pour lui était-ce vers Dieu, ou bien vers nous. Je lui fermai les yeux, la gorge serrée. Il était maigre, faible, mais il avait pu aller à l'école.

Une victoire pour oublier la guerre | R.Varane & les BleusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant