14 - Rabattant mon regard vers la terre

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L'hôpital moscovite était grand, les couloirs infinis, les murs ternes, et les inscriptions en russe. Je regardais les posters placardés sur un tableau, je n'y comprenais rien. À la réception, les gens défilaient pour se faire réorienter. Ils visitaient leurs proches dans les chambres de soins intensifs.

Je vis un jeune garçon arriver, il courrait plein d'entrain, plein d'énergie. Derrière lui, des ballons d'hélium passèrent les portes de verre puis un couple dont les bras étaient chargés de boîtes colorées. Je pariai qu'ils n'arrivaient pas dans le bon service, la maternité étant juste à côté. Les gens autour de moi, les dévisagèrent étonnés, cependant avec les heures de présence qui s'accumulaient à mon compteur je commençais à m'y habituer. Dès qu'ils atteignirent le comptoir, ils firent demi-tour et repartirent vers le service des nouveau-nés aussi vite qu'ils étaient arrivés. Je pensais à ma présence là-bas. C'était indirectement un nouveau-né qui m'avait amenée ici, un prématuré nommé Lucas. Je pensais à ses parents, son père particulièrement qui était censé avoir mon poste, il devait être heureux, enfin seulement si son bout-de-chou survivait. Je m'imaginais des petits yeux bleus éblouis par les néons de la salle des couveuses et un sourire baveux. J'avais envie de le remercier, intérieurement je lui envoyais tout mon amour, car grâce à lui j'avais été dispensée de terrain.

Je reçu un coup de coude sur l'accoudoir que je partageais avec un Russe, il pesta, mais je retombai violement dans la réalité. Sur une table bancale dans un coin de la pièce dépérissaient des magazines de mode et de voitures où les gros titres annonçaient la mort de Michael Jackson. Les chaises bien que légèrement molletonnées au niveau du dossier devenaient rapidement inconfortables. Tout autour de nous était enclin à nous faire craquer. Au-dessus même de la réception où les infirmières discutaient, une horloge m'indiquait chaque seconde qui défilait. Toutes les deux minutes je changeais de position, en passant des genoux rabattus au menton aux jambes croisées en femme bien éduquée. Cependant aucune de celles que je testais ne me convenait, le sang ne passait jamais assez bien ou mes articulations faisaient des leurs. Alors je me mettais debout, et commençais à faire les cent pas jusqu'à ce que quelqu'un me fasse une remarque, ainsi je me rasseyais en essayant de me contenir.

Je jouais avec les manches de la veste de pompier qu'on m'avait léguée. Je la détaillais pour passer le temps, comment le tissu se froissait, comment les morceaux se reliaient entre eux, quels points de coutures avaient été utilisés, mais je n'y connaissais rien et le temps ne passait pas plus vite. J'arrivais à ma troisième heure sans aucune nouvelle du bloc, sans aucune idée de l'état du garçon. La pensée qui occupait de plus en plus mon esprit était que la chirurgie allait échouer si ce n'était pas encore fait. Je ne pouvais blâmer personne, l'urgentiste qui le prenait en charge avait les compétences, je n'en doutais pas, la seule question était si Mathias avait la niaque nécessaire pour s'en sortir. Je me rappelais de ses traits abîmés par la souffrance, sa peau pâle et ses cheveux trempés par la sueur. Puis il y avait son ami, Romain qui se montrait d'un étonnant sang-froid, mais qui ne ressentait rien de plus que de l'incompréhension. L'âge qu'ils traversaient, la vingtaine, était l'apogée même du sentiment d'invincibilité, tous deux ne s'imaginaient ni une seconde qu'ils pouvaient mourir durant cette période, ni même après d'ailleurs. Ils se croyaient immunisés contre un phénomène naturel, le phénomène qui faisait de la vie la Vie. J'avais envie de les raisonner, de les réprimander, de les punir. Mon désir le plus cher était de remonter le temps et d'avoir pu arriver au bon moment pour leur tirer les oreilles. Mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas payer quelqu'un pour rentrer dans un lave-linge magique, même avec tout l'or du monde. J'étais mordue par les regrets, pourtant je n'avais rien pu faire de plus, rien de plus que rentrer ma main entre des tripes, me mettre à demie-nue pour me servir de mon t-shirt et être remorquée par un hélico. Mais ce n'était pas assez, ce n'était pas assez si ça ne lui sauvait pas la vie, ce n'était pas assez s'il n'avait pas l'opportunité de se faire priver de sorties par sa mère, ce n'était pas assez. Je ressentais un sentiment d'impuissance si grand que chaque seconde j'hésitais à forcer les portes du bloc et débarquer pour finir ce qui était à finir. Je voulais accuser le monde entier comme si ç'avait été la raison de mon mal-être. Cependant au fond de mon esprit, j'avais toujours cette notion qui me soufflait que je me plantais sur toute la ligne. Je me voilais la face, comme eux, on ne pouvait pas éviter l'inévitable. Je ricanai. L'ironie.

Une victoire pour oublier la guerre | R.Varane & les BleusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant