7 - S'appuyant sur ma tête comme si j'étais une canne

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Le match arriva, les hymnes d'abord puis le coup de sifflet ensuite. J'avais la tête ailleurs. Je regardais les gradins, les nombreux supporters qui assistaient au spectacle. En face de moi, du bleu, du blanc, du rouge, de partout. Je réalisais que ces gens s'étaient déplacés sur un autre continent pour les voir. Enfin, un « autre » continent était la version officielle parce qu'en réalité l'Europe et l'Asie n'étaient pas séparés par un océan, et je m'étais toujours souvenue de ce que ma maîtresse de CM1 m'avait dit : certains géographes considéreraient ces deux continents comme une seule entité appelée Eurasie ; mais je suppose que les guerres du siècle passé et toute la politique qui s'en était suivie étaient largement à l'origine de cette distinction. Pour en revenir aux supporters, ça demandait tellement d'organisation, de temps, d'argent aussi, ça m'impressionna, et m'arracha une pointe d'irritation. Didier se levait régulièrement pour recadrer sa troupe, et leur formation se refaisait, chacun reprenait sa place. Le ballon ne cessait de traverser et retraverser la pelouse dans tous les sens. Il y avait des coups stridents de sifflet qui animaient le jeu, les tribunes qui chantaient, qui portaient leurs héros à bout de voix, et les footballeurs au centre de l'attention, sauf de la mienne me parut-il. Je ne sus comment ils subsistaient par cette pression, moi-même sur le banc je me sentais à l'étroit. Si j'avais eu à les rejoindre pour m'occuper d'eux, sur le moment, je me serais effondrée.

Je me perdis dans une réflexion profonde qui me donnait un goût amer. Il y avait beaucoup de monde, et combien parmi eux avait conscience qu'il existait la guerre sur Terre? Qu'il y avait des soldats de toutes les nationalités qui préservaient la paix? Qu'ils donnaient leur vie pour sauver leurs petits culs? J'aurais aimé faire un sondage pour savoir le pourcentage de personnes qui s'intéressaient à la politique pour baisser leur impôts, alors que nous au Sahel on crevait avec le matériel pourri qu'on nous accordait. Ils n'en avaient tellement rien à faire, ça me dégoûta. Pourtant dans tout ça un truc me chiffonnait. S'ils étaient tous derrière la patrie pour le foot, pourquoi pas derrière l'armée aussi? Je n'avais jamais soupçonné une quelconque tendance agoraphobe, mais à cette instant, je doutai, je n'étais pas à ma place, seulement représentante d'une minorité inconnue. Je me sentais frêle, chétive au milieu de ces hommes, et c'était la première fois. Je n'avais pas peur, j'avais une autre sensation, une pointe de haine. Je fronçai les sourcils, j'avais envie de retourner sur le terrain, mais sûrement pas celui de foot. Ma place n'était pas sur un banc à attendre, elle était dans une tente sous la chaleur. Mais je devais rester, c'était une "mission d'état". Le monde part en couilles. Le temps passa tout de même assez vite, autour de moi, on bougea. Les joueurs sur le banc se levaient, et le staff également. Je me mis sur mes petites jambes ne voyant seulement un dos vêtu d'un t-shirt floqué. Ils commencèrent à quitter la pelouse. C'était la mi-temps. Je les suivis à l'aveugle, jetant un regard discret vers l'écran des points pour être au courant. Je n'avais rien loupé en fait, il y avait toujours zéro à zéro. Alors que je rentrais dans le bâtiment, mon nez percuta quelqu'un, je repris mes esprits et levai la tête pour m'apercevoir que je venais de tamponner un Danois. Je me sentis toute bête, il m'offrit un sourire, que j'osai lui rendre timidement. Je crois que j'avais perdu les miens.

_ Oh, I'm so sorry, je m'éclipsais en devinant un uniforme français disparaître au loin mais fis volte-face, by the way... je cherchai son regard, good game!

La sincérité de mes paroles étendit son sourire jusqu'aux oreilles.

_ You too... I mean, your team. You know... Je souris en retour et acquiesçai.

_ Yeah I know. Puis je continuai mon chemin.

Voilà, en l'espace de deux seconde, je venais de heurter littéralement la différence entre la guerre, et la coupe du monde. Dans les deux, les nations s'affrontent, il y a des hommes mis de côté, des hommes qui agissent sur le terrain, des hommes dans l'ombre, en l'occurrence, des fois des femmes également. Mais ce qu'on trouve en coupe du monde, c'est du respect, des règles, un deuxième essai si on se loupe, une chance de parler avec les adversaires, se rendre compte qu'on est tous humains, rien de plus rien de moins. Mais dans l'armée c'était différent, on ne pouvait pas se rendre compte qu'on était contre des gens qui avaient exactement les mêmes besoins que nous, pour la plupart, c'était plus simple de ne pas s'en soucier, c'était plus simple de se dire qu'on était "contre" des entités du mal pour nous protéger, pour nous dire que les personnes qu'on laissait pour mortes sur le front ne sont pas comme nous. Pourtant là était le problème, quand ça t'arrive à toi, à toi-même personnellement, lorsque tu perds quelqu'un tu te dis que tu l'as infligé à quelqu'un qui était comme toi, ce n'est qu'un retour de ce que tu as fait. Et pour finir, tu n'as pas de deuxième chance quand tu rencontres une mine anti-personnel, ou alors c'est un miracle.

Une victoire pour oublier la guerre | R.Varane & les BleusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant