16 - Ni faim ni soif, ni colère ni paix, ni haine ni amour

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Je n'avais pu me détacher de mon ordinateur pour aller dîner avec les autres. Je ne ressentais ni faim ni soif, ni colère ni paix, ni haine ni amour; seulement de la solitude. Les gars étaient ce qu'ils étaient, des patients, le staff ce qu'il avait toujours été, un groupe de collègues, voire des patients aussi, et les supporters qu'une foule d'inconnus qui pouvait à ses heures perdues se transformer en urgence. Pourtant je pouvais voir chacun de leur visage, je pouvais parler à chacun d'eux, je pouvais analyser leur sang, leurs gestes, leurs mots, et que superficiellement leurs émotions, du moins seulement celles liées la compétition, car il n'existait rien d'autre; rien d'autre que le tournoi. Je n'étais ni dedans, ni en dehors. J'étais comme au bord du cercle, un pied dedans, et un au dehors. Mélangée entre la pression intérieure et la pression extérieure. Regardant chaque groupe d'un œil, attendant de partir pour aider d'un côté ou de l'autre. Pour les supporters, j'étais le médecin de l'équipe de France, pour les joueurs je n'étais pas seulement la leur mais aussi celle du staff, et pour les kinés et les cuistots j'étais le médecin des joueurs. Au camp il y avait le groupe des kinés, celui des entraîneurs, celui des cuisiniers, celui des hôtes, et finalement celui des joueurs, puis parmi tous ceux-là, il y avait un seul et unique médecin, celui que j'étais, qui n'était ni kiné, ni entraîneur, ni cuisinier, ni joueur. Alors comme ils avaient tous leur groupe, il était facile pour moi de m'immiscer où je le souhaitais, mais il en était d'autant plus facile d'être oubliée, c'était même trop facile, car si de ma part ne venait aucun effort, personne ne s'en rendait compte. J'avais le rôle de supporter, de médecin généraliste, d'urgentiste, de psychologue. J'avais brièvement des notions de kinesthésie, de tactiques de foot, de dribles, de cuisine, d'organisation, je pouvais être avec tous sans l'être complètement car il me manquait le jargon, les délires, les connaissances précises, le savoir-faire. En somme, je pouvais être partout et nulle-part à la fois.

A cet instant, j'étais dans mes pensées à observer la pelouse verdoyante qui migrait doucement vers l'orange grâce à cette miraculeuse boule de feu autour de laquelle on gravitait. Mes pieds se parèrent au milieu de la prairie, si on pouvait l'appeler ainsi. Un courant d'air frais hérissa mes poils. Je perdis mon regard sur la forêt, divaguant vers le ciel aux couleurs d'automne puis au bâtiment qui, assailli par le nuancier, luttait pour conserver sa blancheur. Mes jambes se relancèrent doucement sur des petits pas réguliers qui se rythmèrent petit à petit jusqu'à ce que chacun d'eux ne fût plus qu'une enjambée des plus grandes que je pouvais offrir. Sur mon passage, les branches de la forêt s'ouvraient pour me laisser passer, les oiseaux se turent ou s'envolèrent, je ne su pas trop bien. Il n'y avait pas un bruit qui s'ajoutait à celui de mes chaussures et de ma respiration. Je ne voyais au sol qu'épines et racines, et ne sentais dans mon nez que la sève chauffée par les chaleurs d'été. Quelques minutes s'écoulèrent suivant le rythme de mes poumons se gonflant puis se vidant prêts à réitérer. Il n'y avait plus que ça et rien que ça. Cette simplicité m'allait bien. Jusqu'à ce qu'elle me surpassa.

La pointe de ma chaussure rencontra le coude d'une racine qui bloqua mon pied dans son amplitude. Ce blocage m'entraîna toute entière vers la terre. Je tentai de me rattraper à quelque chose mais mes poignets ne rencontrèrent que le sol recouvert d'un matelas végétal qui amortit grossièrement ma chute. Mes genoux cognèrent sur une autre racine et une douleur vive les saisit.

_ Arrgh, grognai-je.

Je m'assis une minute pour admirer le travail, mon jogging était désormais décoré de deux trous significatifs ainsi que d'une pâte marron un peu ensanglantée en leur centre. Je serrai les dents vigoureusement puis me relevais encore essoufflée.

_ Admire ma biche! m'écriai-je. Que de belles choses que tu nous fais là. Admire! criai-je. Admire putain!! C'est le putain résumé de ta putain de vie!!! C'est beau jusqu'à ce que TU foires! C'est toujours toi qui foires, pas lui, pas elle, TOI. T'aimes ça hein? Foutre en l'air la vie des gens en prétendant être médecin ou militaire, psychologue ou même psychiatre, alors que tu ne sais ni soigner, ni courir. Quelle hypocrite. T'es qu'une hypocrite déjantée!

Une victoire pour oublier la guerre | R.Varane & les BleusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant