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"Écris une lettre à quelqu'un que tu admires beaucoup.„

Cher papy,

On ne s'est jamais vraiment parlé, tous les deux. C'est vrai, je ne suis pas toujours très bavarde. Mais je dois avouer que tu n'étais pas très communicatif non plus ! J'ai cette image unique de toi, imprimée dans ma mémoire comme une photo mouvante. Ta clope entre les lèvres souriantes, tes deux doigts en moins, tes yeux pétillants et cette espèce de rire, comme un gloussement rauque qui ponctuait toutes tes (courtes) interventions. Il faut avouer que j'étais trop jeune pour poser les bonnes questions et toi trop vieux pour fournir de vraies réponses. Pas un mot, pas de phrases, juste ce rire rauque et tes yeux pétillants.

Non, ce n'est pas en te parlant que je t'ai connu. C'est en glanant des bouts de récits, des anecdotes, des carnets et des souvenirs que, telle une historienne, j'ai reconstitué ton portrait. Et je me suis toujours sentie assez proche de ce portrait.

Tout d'abord, c'était la même histoire qui revenait. Celle de ton rêve. Depuis que tu étais tout petit, tu rêvais d'être instituteur, d'apprendre et de transmettre un savoir. Malheureusement, tes parents en ont décidé autrement, tu deviendrais menuisier comme ton père et il n'y avait aucune discussion possible. Parfois, quand j'entends mes parents me dire que je suis douée, que je ferai de grandes choses, je me demande si j'ai vraiment le choix, si j'ai vraiment droit à un rêve malgré les belles paroles. L'attente d'un parent est un poids lourd à porter pour un enfant.

Je me demande comment tu t'es senti quand ta fille est devenue institutrice, pour accomplir ton rêve à ta place. Je me demande si elle le faisait vraiment pour elle ou simplement pour te rendre un hommage. Je me demande si elle aussi a été enchaînée par les attentes de ses parents. Enfin, elle l'a quand même ouvert, son magasin de seconde-main.

Malgré tout, tu étais un excellent menuisier. Maman n'arrête pas de dire que tous les entrepreneurs de la ville cherchaient exclusivement tes services. Ça ne m'étonnerait pas. Je n'ai jamais eu le droit de rentrer dans ton atelier, au fond du jardin, c'était trop dangereux. Il est un peu à l'abandon maintenant. Surtout depuis qu'une flèche a (involontairement) brisé un carreau lors d'une séance de tir à l'arc. Mais j'ai vu tes dessins papy. Une partie, tout du moins. Je pouvais passer des heures à regarder ce carnet, tous les graphismes et toutes les idées que tu y consignais avec une précision, une netteté et une beauté étonnantes (pour quelqu'un qui ne vivait pas son rêve). Tu pouvais construire n'importe quoi. Dans ma jeunesse, je voulais être une menuisière, comme toi. Ironiquement, ça ne leur plaisait pas à mes parents à moi.

Papy, je ne sais pas si tu as été un bon père. Tu m'avais l'air d'être un type plutôt rigide et sévère, et puis, tu t'absentais beaucoup apparemment. Mais tu faisais tout ça pour le bien de ta famille. Tu travaillais tout le temps. Toute la journée tu pour d'autres, et toute la soirée, tous les weekends, tu les passais sur ce terrain que tu avais acheté, pour construire ta maison à toi. Maman dit qu'elle préférait votre ancienne maison parce qu'elle était proche de celles de ses amis, alors que là il n'y avait que des vieux. Ne l'écoute pas, elle est superbe ta maison. Et c'est pour cela que je t'admire le plus. J'ai un frisson, chaque fois qu'on s'engage dans l'allée rocailleuse, près du saule pleureur qui cascade autour des arcades que tu as érigées. Je regarde cette maison, et je me dis, « c'est mon papy qui a fait ça tout seul. Tout, même l'eau et le gaz. ». Et ça me submerge. En plus, ta maison, elle est unique. À chaque fois je me fais avoir par le robinet de la cuisine parce que tu as inversé les entrées d'eau chaude et d'eau froide ; je regarde avec tendresse les volets trop petits pour la porte fenêtre qui donne sur le balcon (sur lequel tantine fumait en cachette, d'ailleurs) ; je crisse chaque fois qu'une des dizaines d'horloges fait bondir un coucou à des moments aléatoires parce qu'elles ne sont pas synchronisées ; je sursaute chaque fois que je passe devant ton furet empaillé. Mais ce n'est pas grave. En fait, dès que je foule la moquette que tu as tendue partout, je me demande ce que cela fait que de marcher dans l'œuvre qui a jailli de son esprit et s'est élevée de ses mains. Je me demande ce que cela a fait, après des mois, des années, de travail acharné que d'ouvrir la porte que l'on a montée et de laisser s'engouffrer à l'intérieur sa famille entière. Je me demande si tu t'es senti vide ou au contraire comblé. Je me demande quelle force, quelle puissance d'amour t'a permis de poser, jour après jour, une pierre de plus, un détail supplémentaire.

Tu étais un artiste, papy, un vrai de vrai. Tu aurais pu construire une maison seulement fonctionnelle, tu as construit une œuvre d'art. Je ne sais pas combien de temps il t'a fallu pour travailler le bois de la balustrade afin qu'il fasse ce mouvement de vagues. Ou combien d'heures ont été nécessaires pour tailler tous les détails sylvestres sur ton incroyable meuble tv. Mais je dois t'avouer que ce que je préfère, c'est le puits de lumière carré que tu as creusé au-dessus de l'escalier. Le jour, on peut se laisser caresser par les rayons de soleil ou admirer la course des nuages. Souvent, la nuit, je m'asseyais sur les marches pour regarder les étoiles.

Cette maison est incroyable. Parce que contre chaque mur, je sens vibrer l'amour et la passion. Aucun de tes enfants ne va vivre dans cette maison, papy. Je suis heureuse que tu n'aies jamais connu cette réalité. Tu comprends, tes enfants, ils ont déjà la soixantaine, ils sont déjà installés dans leur petit cocon et maman, et bien, maman n'a jamais pu choisir sa maison. Enfin, jusqu'à maintenant. On est bien ici à l'autre bout de la Belgique, papy, il y a aussi beaucoup de vieux mais ça passe. Ta maison, c'est mamy qui l'habite et qui, comme toi, ne la quittera jamais.

Ça n'a étonné personne quand tu as chopé un cancer du poumon. Tu fumais vraiment trop. Ça a été dur pour maman, parce qu'on ne te voyait pas souvent, c'était compliqué avec l'expatriation. Tu as toujours refusé d'aller à l'hôpital, et puis, tu fumais encore. Je t'admire pour ça papy. Ça énervait maman. Tu le savais pourtant, tu avais ton âge, et un cancer, tu allais mourir de toute façon tôt ou tard, pourquoi passer ce qu'il restait de ta vie dans un hôpital, seul, à se faire ruiner par des médecins qui n'apporteraient aucune solution à ton compte à rebours. Ce que je dis là pourrait en choquer plus d'un. Je crois que ça ne te choquerait pas. Ça te ferait rire, peut-être. Mais là encore on se ressemblait papy : on n'avait pas peur de la mort. Toi, à cause de la résignation de la vieillesse, ou la sagesse sans doute, et moi parce que la mort était depuis longtemps une amie réconfortante que j'avais hâte de retrouver. Alors, oui, j'admire ta fin de vie. J'admire ton mépris, ou ton indifférence, envers la fin. Puisqu'il fallait mourir, autant profiter encore de ce qu'on aimait dans la vie.

Et tu es mort, un soir, dans ton lit. Mamy avait entendu un bruit. Vous ne dormiez pas dans la même chambre, je n'ai jamais compris pourquoi, je crois que tu ronflais trop. Et c'était tout, et un appel et on prenait l'avion pour pouvoir aller à ton enterrement, et j'ai pleuré parce que tout le monde pleurait et je pensais à tout ce que je viens de te raconter, à ta maison, au fait que tu regardais tout le temps Questions pour un Champion et c'était tout.

Au milieu de tout ça, papy, je me demande si ta vie a été à la hauteur de ce que ton prénom annonçait : Félix.

Ta dévouée petite fille,

Héloïse

Writober 2018Où les histoires vivent. Découvrez maintenant