Je voyais son regard

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Même dans mes rêves les plus fous, je n'aurais jamais pu imaginer la sensation indescriptible qui m'a saisi en embrassant Ezéquiel. Complètement perdu, je n'avais plus aucune idée de comment le nommer. Kirua semblait si réel, si actuel. Après tout, c'est à travers cette vie-là que nous nous connaissions. Bien-sûr, d'autres vies avaient sans doute précédé celles-là, mais nous n'étions pas en mesure de nous en souvenir.

Kirua, je le connaissais. Mais Ezéquiel avait pour moi quelque chose de mystérieux. Lui aussi, se souvenait de son ancienne vie. Mais probablement de la même manière que la mienne, il n'y était pas attaché. Cette vie antérieure laissait la sensation d'un rêve dont on s'éveille : il semble vrai, nous pouvons nous remémorer une grande quantité de détails, nous nous souvenons clairement des sentiments et émotions ressenties. Mais tout cela paraît loin, détaché et flou, avec un regard extérieur devenant rapidement brumeux. Ainsi, le souvenir lointain du rêve reste, mais la volonté de l'explorer le fait disparaître.

Néanmoins, ce baiser échangé avec Kirua était de loin l'expérience la plus exceptionnelle de toute mon existence en tant qu'Ethan. Plus qu'une première fois, c'était une renaissance. J'avais eu l'impression de mourir, puis de renaître, peut-être les deux en même temps. Je m'étais désintégré, dissout dans le temps et l'espace. Il ne restait que mon âme pure, déconnectée de tout. J'étais conscient, mais tout avait changé.

Mes sens, à défaut d'un terme plus adéquat, étaient complètement exacerbés : j'entendais tout, je voyais tout, je sentais tout, j'étais omniscient, je me sentais dieu. Dans le même temps, j'étais saisi d'une indifférence absolue. Je n'étais plus capable de ressentir les émotions. Je les sentais toutes. Toutes les peines. Toutes les joies. Toutes les haines et tout l'amour du monde étaient maintenant palpables.

Mais tout cela ne m'impactait pas. Je pouvais voir la vie. Je pouvais la toucher, la humer, l'entendre hurler à plein poumon sa soif insatiable de liberté et d'amour. Mais je ne la ressentais plus. La vérité de l'existence m'en avait arraché ses mensonges. Voir la vie telle qu'elle était réellement n'avait aucun sens. La vie n'était que chaos. La vie ne fonctionnait pour le vivant qu'à travers les possibilités limitées de ses sens. Ses sens interprétaient la vie. Ils lui donnaient des objectifs, des désirs, des volontés, des valeurs. C'était sans doute mieux ainsi. Vivre la vie telle qu'elle était réellement aurait rendu l'Homme fou, parce qu'elle n'était rien de plus qu'un monstre déchaîné, monumental, troublant la paix absolue des astres de l'univers.

Une fois détaché de la vie, celle-ci paraît seulement insensée et insignifiante. La vie n'avait plus d'importance. Je regardais ma chair, lancée à corps perdu dans ce baiser enflammé. La vision de moi-même déclencha un éclair de lucidité.

JE SUIS EN TRAIN DE MOURIR.

A une vitesse vertigineuse, je me sentis propulsé dans un endroit chaud, bruyant, moite, prêt à défaillir sous l'intensité de l'émotion. Mon corps. Mon corps jeune et fort. Mon corps puissant, empli d'un désir d'assouvissement intense, baisant fougueusement la bouche d'un autre corps. Celui d'Ezéquiel, ou de Kirua, ou de tous les noms qu'on ait bien pu lui donner jusqu'ici.

J'ouvrais les yeux, en proie au désespoir et rempli d'un amour sauvage. J'inspirais profondément l'air humide et alcoolisé de la soirée. J'étais vivant. J'étais vivant et je voyais son regard. Le regard de Kirua. Son intensité vigoureuse semblait me questionner, ou plutôt me hurler à la figure :

C'était quoi ça, bordel ?

Je me pose la même question.

On n'avait même plus besoin de parler, nos regards étaient d'ailleurs bien plus éloquents que tous les mots que nous aurions pu poser sur cette situation. En fait, ce que nous venions de vivre allait bien au-delà de la parole, ou toute possibilité humaine. Nous avions franchi la barrière. Et nous étions revenu.

Après un long moment de silence que nous avions passé à nous regarder sans être réellement capable d'évaluer ou de digérer ce que nous venions de vivre, Kirua finit par prendre la parole.

— S'il-te-plait, Gon, j'aimerais qu'on soit seuls tous les deux, loin d'ici, juste toi et moi.

Ça me faisait bizarre qu'on m'appelle comme ça. Je n'avais pas l'habitude, mais je ne pouvais pas lui en vouloir, étant donné que je faisais pareil. C'était juste beaucoup plus naturel pour nous deux, étant donné que nous ne nous connaissions pas autrement. Et, sans que j'ai pu m'en douter jusque-là, le pouvoir du prénom était bien plus grand qu'une simple identification entre les gens. Le prénom de Kirua rappelait en moi tout l'amour, que je n'avais pas été capable de concevoir autrement que comme de l'amitié sous mon ancienne forme. Ethan n'aimait pas Ezéquiel. Il ne le connaissait pas. Mais Gon aimait Killua. Les choses étaient claires et déterminées désormais. Nous nous appellerions chacun par nos prénoms du passé.

— ça te dérange ? Tu préfères rester ici ? continua-t-il, soudain gêné de mon temps de réponse.

J'étais probablement resté bouche bée devant lui, complètement hébété. Je mettais un peu de temps à me remettre de notre récente expérience.

— Non, tu as raison. Moi aussi, j'ai envie qu'on soit seul à seul. Tu veux venir chez moi ? J'habite dans un petit appartement pas loin de l'université.

— Ok, allons-y.

— J'espère que ça va te plaire !

Alors que nous nous dirigions vers mon appartement, Killua brisa le silence assez gênant qui pesait sur notre promenade.

— Pourquoi tu ne vis pas sur le campus ?

— J'habitais déjà sur Paris avant. Au départ, je vivais avec ma mère et ma sœur en proche banlieue, et l'appartement dans lequel nous vivions était vraiment petit pour trois. Je dormais dans la même chambre que ma sœur et au bout d'un certain âge, on a eu besoin d'intimité. C'est devenu vraiment problématique pour nous deux d'être tout le temps collé ensemble dans l'appart. On était sur les nerfs, on arrêtait plus de se battre. Donc dès que j'ai été en âge, j'ai cumulé un petit boulot avec mes études pour pouvoir emménager dans mon propre chez moi. Je me suis mis dans une colocation avec trois autres personnes. Le type qui proposait la colocation est le neveu du propriétaire donc on paie tous beaucoup moins cher que ce que vaut l'appartement. En plus je me suis attaché à eux et j'ai une chambre plus grande que ce que je pourrais avoir au campus.

— Et ton père alors ?

— Il nous a abandonné, ma sœur, ma mère et moi quand nous étions enfants. Je n'ai jamais eu envie de le retrouver. Un type qui laisse sa femme avec deux enfants sur les bras sans remords ne mérite pas mon attention.

— Je comprends.

J'avais l'habitude que les gens soient gênés quand je leur racontais ça. Ça tranchait pas mal avec mon caractère jovial. Tous mes proches savaient pertinemment que j'étais intraitable sur les questions d'honneur et de responsabilité. J'évitais le sujet en général. Killua s'en foutait. Il avait même l'air de trouver ça logique. Je l'observais curieusement.

— On est arrivé !

Envol - L'Ecole des Pages |Tome 2 |Où les histoires vivent. Découvrez maintenant