Objet musical non identifié

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« Ces essais ont été écrits par le compositeur pour ceux qui ne supportent pas sa musique – et sa musique pour ceux qui ne supportent pas ses essais. A ceux qui ne supportent ni l'un ni l'autre, l'ensemble leur est respectueusement dédié ».

Note d'avant-propos, Essais avant une sonate

Comment caractériser le style musical de Charles Ives (prononcer « aïe'vz »), cet avant-gardiste en costume trois pièces ? Post-romantique, ultra-moderne, patriote, amateur éclairé, pré-sériel....? En réalité, il est parfaitement impossible de le cataloguer - lui-même refusait d'ailleurs toute étiquette et détestait par-dessus tout les classifications et autres raccourcis trop simplistes. Comme le dit très bien sa biographe Jan Swafford, elle-même compositrice, la seule catégorie qui lui convienne est en fait "ivésien" - ce néologisme aurait assurément plu à ce « maverick » au caractère bien trempé. Profondément attaché au passé et aux traditions, il écrivit une musique du futur: parfois complexe, souvent généreuse et profonde; tantôt tonale, tantôt atonale, sans que ces termes n'aient pour autant jamais signifié la moindre chose pour lui. Seule la liberté totale et absolue était primordiale à ses yeux. Aucun académisme, aucune école ou mode ne le fit dévier, ne serait-ce que d'un millimètre, de son inspiration et de son langage musical, d'une originalité sans précédent à l'époque sur le nouveau continent, et sans doute dans le monde. Comme l'a résumé le chef d'orchestre américain Leon Botstein, « la nostalgie culturelle et l'innovation esthétique dans la musique de Charles Ives semblent liées d'une manière qui semble à la fois contre-intuitive et inextricable ».

Homme discret par nature et par raison, il se confiait peu sur ses compositions auprès de son entourage (à l'exception de son épouse et de quelques amis), préférant consigner ses commentaires par écrit dans ses Mémos et d'autres ouvrages, notamment ses Essais avant une sonate (publiés à compte d'auteur), où il revient longuement sur l'une de ses œuvres majeures, la sonate No.2 pour piano, dite Concord sonata, et plus précisément sur certains thèmes clés de son expression musicale et les auteurs transcendentalistes qu'ils l'ont inspirée (en particulier Ralph Waldo Emerson, Nathaniel Hawthorne, Amos et Louisa Alcott, Henry David Thoreau ou encore Margaret Fuller) – d'où le titre d'essais «avant » une sonate. Ces écrits, malgré certains passages quelque peu abscons, font partie intégrante de son testament artistique au même titre que sa musique, tant les idées qu'il y développe, et les sentiments qu'il y exprime, sont profonds. John Adams et sa maison de disques lui rendront d'ailleurs un hommage appuyé en intitulant le livret du coffret rétrospectif « Earbox » (dont Adams lui-même est l'auteur): Essays before an earbox.

Nul besoin d'être un connaisseur pour reconnaître facilement dans la musique de Charles Ives des influences bien distinctes et très contrastées : ainsi tour à tour des emprunts à la musique populaire, au ragtime, aux danses de son village ou à la musique d'église, mais aussi à la musique des harmonies municipales, ces « marching bands » américaines au répertoire essentiellement militaire et patriotique. George Ives, son père, dirigeait en effet la troupe de fanfare locale, ce qui a fortement influencé le compositeur, qui garda toute sa vie une nostalgie profonde pour les journées passées avec son père au son des cuivres, bois et autres percussions.

Ives n'enseigna à aucun élève, ne créa aucun courant défini, mouvement ou autre cercle d'influence. Il fut l'impulsion génératrice du modernisme américain au sens très large.
Passionné de baseball, grand admirateur du courant littéraire transcendantaliste, il fut aussi un précurseur de la musique concrète quand il affirmait : « il y a de la musique dans chaque son ».

Nous devons à ses défenseurs les plus acharnés, au premier plan desquels Leonard Bernstein, Leopold Stokowski, Lou Harrison, Elliott Carter, Nicolas Slonimsky et Henry Cowell, la découverte et la diffusion de sa musique des deux côtés de l'Atlantique. Ives fut d'ailleurs sans doute l'un des tout premiers musiciens américains classiques à être joué en-dehors des Etats-Unis : Slonimsky interpréta Three Places in New England à Paris le 6 juin 1931, en présence de nombreuses personnalités musicales. Depuis 1973, une fondation, la Charles Ives Society a pour objectif principal de promouvoir la musique du compositeur en favorisant notamment la préparation et la publication d'éditions critiques rigoureusement fidèles aux sources authentiques et spécialement validées pour les exécutions publiques.

Par sa singularité, Charles Ives figure sans doute parmi les artistes les plus représentatifs des Etats-Unis. Pour reprendre les mots de Jan Swafford, Ives était à la fois « optimiste, idéaliste et férocement démocrate : il a unifié la voix du peuple américain avec les formes et les traditions de la musique classique européenne. Le résultat, dans ses œuvres les plus importantes, ne ressemble à rien d'autre avant lui: une musique à la fois unique et aussi familière qu'une mélodie sifflotée dans l'enfance ; une musique qui peut évoquer l'agitation d'une petite ville le 4 juillet ou le calme d'une église de la Nouvelle-Angleterre ; une musique de spiritualité visionnaire construite à partir des matériaux les plus humbles - un vieux chant d'évangile, un air patriotique, un chant de parodie sentimentale. La façon dont Ives a poursuivi son objectif d'un art démocratique, et sa carrière de créer au plus haut niveau d'ambition tout en faisant fortune dans l'assurance-vie, ne pouvait sans doute se produire que dans un pays comme les États-Unis. C'est seulement dans ce pays qu'une figure aussi isolée et paradoxale put être reconnu comme un artiste majeur ».

Charles Ives mourut à New York le 19 mai 1954, près de trente ans après avoir terminé sa dernière composition, après une vie jalonnée de problèmes de santé. Comme il le disait lui-même, de sa musique comme du reste, « il y a toujours quelque chose de plus à dire ». 

Charles IvesWhere stories live. Discover now