Parfois, la mémoire nous joue des tours...
La mienne est de celles qu'on ne rencontre que peu dans l'espèce humaine, du type presque infaillible. Je crois même qu'avec un peu de travail sur moi, je pourrais remonter au jour de ma naissance. J'ai conservé gravée dans mon cerveau chaque étape clé de mon existence. Les bons moments, les excellents... les pires, aussi. Tout ce qui marque un être au point de le façonner, tout ce qui s'ajoute à la glaise originelle dont nous sommes faits, parait-il. Tout ce qui forme, et tout ce qui déforme. Tout est là, bien au chaud, précieusement archivé dans mes souvenirs.
Comme ce clair matin de printemps où j'avais ramené à mon père un oisillon tombé du nid, tout juste sauvé des griffes du chat. La petite chose rose et aveugle n'avait pas survécu, et ce jour fût celui de mon premier chagrin d'enfant, ma première perte, ma première douleur.
Bien d'autres sauvetages avortés suivirent... je ne crois pas avoir jamais pu détourner le regard de quoi ou quiconque me semblait avoir besoin de mon aide. J'ai vécu ainsi bien des désillusions, mais aussi quelques joies.
Certains souvenirs sont au contraire pour moi autant de livres que j'ouvre avec plaisir, dont je feuillette les pages avec un brin de nostalgie plaisante. Un doux parfum encore vivace s'en élève, comme issu de fleurs conservées précieusement entre les feuilles de ces ouvrages, couchées là en mémoire d'instants que je chéris.
Je me souviens de ces journées estivales où même l'air ambiant porte un parfum de langueur, quand l'odeur résinée des pins se mélange à la saveur iodée de la mer toute proche... quand tout semble scintiller, grains de sable et grain de peau mêlés...
Je me souviens... Oh, comme je me souviens !
C'était l'été... Le soleil déjà haut dans le ciel répandait ses rayons dorés jusqu'au cœur de la pinède, et à travers les aiguilles encore vertes, ils semblaient se charger de leur odeur entêtante, chlorophylle et sève sucrée mêlées. Les cigales en grésillaient de joie, toutes entières concentrées sur la défense de leur territoire brûlé de chaleur. Bientôt prendrait fin la saison de leurs amours, mais qu'importe ! Aujourd'hui l'essentiel était de chanter, de préférence plus fort et mieux que le voisin, pour la plus grande satisfaction de cigalettes attentives à distinguer l'artiste le plus doué de la chorale.
Seul contrepoint aux cymbalisations délirantes des insectes, le léger ressac de la mer toute proche... régulier bruissement de sable fin et de petits galets roulés par les vagues du large qui viennent mourir sur la plage en y déposant leur tribut de coquillages, brisures de corail, bois flottés et autres merveilles polies par les flots...
La chaleur devient plus forte hors de l'abri des arbres, alors qu'à l'inverse, la brise fraichit. J'aime particulièrement ce moment où le sentier des pins s'arrête, où il faut quitter leur ombre parfumée pour s'avancer sur la dune. Les derniers arbres sont les plus proches du bord, ceux que rien ne protège. Cela se ressent sur leurs formes particulières, torturées par un vent chargé d'embruns, jardinier sauvage, créateur d'anamorphoses.
La brise de terre qui caresse mon dos, plus tiède que celle venue de la mer, a le parfum de la flore et de la fonge : teneurs minérales, sèves et humus amalgamés. De la mer viennent des effluves iodés, à la saveur fraîche et piquante, encore faibles. Mais je sais que plus je m'avancerai vers l'eau, plus leurs arômes se feront présents...
La plage se dévoile, découpée sur l'écrin de la dune hérissée de touffes d'oyats, de chardons bleus, d'euphorbes... et de giroflées tricuspides aux fleurs d'un parme délicat, qui ajoutent leurs subtiles senteurs poivrées au tableau olfactif ambiant. La mer est d'un beau bleu profond, légèrement plus vert que le bleu du ciel... Elle semble fraîche par contraste, et apaise ma peau enflammée de soleil. L'absence de fortes vagues permet de s'y enfoncer lentement, progressivement... Sur son chemin l'eau provoque de légers frissons, fugaces... Elle est pure et transparente, et ma présence intrigue un banc de petites dorades qui viennent danser autour de mes jambes, alors que je m'avance vers le large.
Quand je suis immergée jusqu'aux épaules, je glisse sous l'eau, m'imaginant créature marine. Mes perceptions se modifient, et l'espace d'un moment je m'y abandonne : la terre et ses cigales s'effacent alors que le ressac devient grondement qui résonne et pulse en moi, fort comme le battement d'un cœur immense, animant l'élément liquide et matriciel, ventre géant grouillant de vie.
Quand je remonte à la surface, à bout de souffle, il me semble franchir une porte entre deux mondes, une frontière entre le royaume des origines et notre univers moderne.
Hélas... Ni écailles ni branchies... Il faut retourner à la pesanteur terrestre... Sur ma peau désormais salée s'attarde l'odeur iodée de la mer, au goût de paradis perdu...
Oui... C'était l'été, je m'en souviens... Mais pour combien de temps encore ?
Parfois, la mémoire nous joue des tours... L'ai-je déjà dit ?
Avec les années qui s'accumulent nait le doute... Qui sait si ma mémoire restera égale à elle-même... N'est-ce pas une plus grande malédiction que d'avoir eu, si l'on doit perdre ?
Les souvenirs anciens sont toujours à leur place, mais il me semble que les nouveaux n'ont pas la même saveur. Ils m'apparaissent plus fades, moins vivaces et plaisants, alors qu'ils sont pourtant plus récents. C'est étrange... Je m'émerveille toujours autant de vivre, le plaisir de la découverte est toujours aussi fort, mais il m'est moins agréable de revivre mes souvenirs les plus frais. Ils me semblent devenus... incomplets ?
Parfois, j'envie les poissons rouges. Après tout, celui doté d'une mémoire imparfaite ne se souviendra bientôt plus qu'il se souvenait, n'est-ce pas ? Et ainsi chaque expérience répétée se vit peut-être avec la saveur particulière d'une découverte inédite... Il faut bien se consoler.
Mais oui... parfois, j'envie les poissons rouges...
L'ai-je déjà dit ?
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© Clelia Maria CASANOVA - 28 avril 2019 (avec une reprise du texte "c'était l'été" publié le 31 mars dernier)
Je rassure ceux que ce texte inquièterait, ma mémoire phénoménale ne semble pas (encore) donner trop de signes de défaillances, pour l'instant 😋 Mais vous le savez, c'est un sujet qui me travaille... Et c'est ce que le thème imposé pour le projet d'écriture WattsiLR m'a inspiré aujourd'hui, selon l'expression consacrée "je suis un vrai poisson rouge, j'oublie tout" 😊
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En Vers et contre tous - Tome II
PoetryLa suite du journal poétique d'un Coquillage globalement allergique au monde des humains... Poèmes majoritaires, mais quelques textes courts. J'écris comme je pense, et à vos yeux je livre Tout ce qui me construit, les mots qui me délivrent, Ma poés...