Épilogue

204 25 14
                                    


Tolède, 14 avril 1931.

- Tu ne peux pas rouler moins vite ? Nous allons finir par avoir un accident mon chéri !

Francicso ralentit quelques mètres mais retrouva bientôt la même allure. Sa femme rengaina son agacement et s'obligea à avoir confiance. Après tout, ils allaient à un baptême, le Ciel s'arrangerait bien pour leur éviter les ennuis.

Derrière, les jumeaux commençaient à se réveiller. Luís, à la faveur d'un tournant, tomba subitement sur Martiño encore endormi. Le petit garçon, ainsi bousculé, sursauta en pleurant et se réfugia à l'avant dans les bras de Cecilia.
Francisco lâcha un instant le volant pour ébouriffer la tignasse brune de son fils.

- Tu devrais repartir derrière mon bonhomme !

Mais déjà Luís, dont la petite tête apparut près du siège, enserra le cou de son père et l'embrassa joyeusement.

Cecilia sourit en elle-même. L'allure avait nettement ralenti. Ils arriveraient peut-être en retard mais du moins en un seul morceau !
Elle rassit ses fils sur la banquette arrière avec un baiser en essayant de ne pas trop froisser sa robe.

Déjà on apercevait la ville ; la route longeait le Tage.

La jeune femme alluma la radio, remit ses lunettes de l'autre main en observant les jumeaux du coin de l'oeil et en vérifiant le compteur de vitesse de la Fiat.

Francisco ne perdrait rien de son petit manège : cela ressemblait bien à sa Cecilia cette étrange capacité féminine à faire tant de choses en même temps !

Depuis quelques jours, on parlait d'émeutes, de rébellions dans les campagnes après la victoire des républicains aux élections, deux jours plus tôt. Avant de partir, Francisco avait fait fermé le Baccardi et l'hôtel qui le complétait désormais.
On disait que la République avait été proclamée dans la nuit, que le Roi était parti d'Espagne.
Francisco roulait vite pour ne pas laisser à sa famille le temps de voir qu'on changeait les plaques des rues, qu'on s'agitait partout. Aujourd'hui devait être un jour de joie, le baptême de la petite Eva de Julio et Marianne. Mais on parlait aussi d'assassinats de prêtres et de religieux dans certaines régions.

Cecilia vit son regard anxieux. Elle savait parfaitement tout ce qu'on racontait, contrairement à ce que croyait son mari. Et elle lui était reconnaissante de vouloir la protéger, les protéger.

Les rues étaient assez calmes. Dépassant l'Alcazar, ils atteignirent enfin l'église. Sur le parvis, une grande femme blonde en son élégante robe bleu lavande berçait un bébé vêtu de dentelles.
Francisco klaxonna sans discrétion, faisant ainsi apparaître Julio qui se précipita en riant vers l'automobile. Il en fit sortir Luís et Martiño, étreignit Francisco au passage.

- Oh Marianne ! Elle est si jolie ta petite princesse, s'exclama Cecilia en admiration devant le joli visage d'enfant.

Les deux mères échangèrent un regard complice ; le fil des mois et des années avait lentement tissé leur amitié.
La cérémonie commenca bientôt, lorsque les dernières invités furent arrivés.

Francisco contempla gravement sa fragile filleule que la marraine française menait sur les fonds baptismaux. Il se sentit heureux et fier de répondre à la place de l'enfant aux questions rituelles du prêtre.
Un rayon de soleil à travers les vitraux accueillit la nouvelle fille de l'Église au milieu des cantiques et des fumées d'encens.

Accompagnés de l'abbé, tous ressortirent. Du haut de leurs trois ans, Luís et Martiño réclamèrent à grands cris de sonner les cloches, ce qu'on leur accorda et Marcos joua au grand-père en les laissant se suspendre aux longues cordes de chanvre du clocher. Dehors, un joli ciel céruléen surplombait la ville couronnée de ses maisons de pierres dorées.

- S'il vous plaît ! Tout le monde en place ! criait le photographe.

- Cecilia attrape donc Luís !

- J'ai déjà Martiño ! Marcos ? Où avez vous laissé Luís ?

- Il est juste ici ma chère...

- Francisco ! Souris donc ! ordonna gentiment Marianne. Et toi Julio, regarde enfin !

Les deux hommes qui encadraient la baptisée et sa maman, échangèrent un clin d'oeil. Se reformait leur trio de toujours, malgré l'éloignement de leurs joyeuses années d'adolescence.
Cecilia était heureuse de voir son mari ainsi, même si elle savait qu'elle resterait toujours en dehors de cette amitié particulière.
Elle ne ressentit pas de jalousie, elle n'en eut pas le temps car déjà Francisco l'enlaçait en rattrapant son fils. Les autres commencèrent à s'éloigner, à se disperser mais les quatre demeurèrent.

La jolie famille Espina.

Les jumeaux, chacun dans les bras de son père ou de sa mère, parvinrent à rester tranquilles quelques instants.
Un groupe d'hommes passait, que Cecilia tourna la tête pour observer.
L'un d'eux fit un geste en direction de l'église pour y entraîner les autres.
Elle comprit qu'il s'agissait de républicains et attrapa le bras de son mari.
Soudain, au milieu de la troupe menaçante, se distingua une casquette où brillait une lame.

Il y eut deux regards qui se reconnurent immédiatement et se jaugèrent l'un l'autre. Cherchant la vérité entre souvenir et réalité, entre regret et assurance.
Il y eut le troisième regard de Francisco qui n'avait plus besoin d'explications, qui observait.
Les yeux bleus s'inclinèrent.

Thomas fit reculer les hommes qui bientôt disparurent de la place, si vite que Cecilia crut presque avoir rêvé.

Il y eut un éclair de flash.
Se figèrent pour jamais sur la pellicule, immuables et fugaces, les fossettes roses des jumeaux, l'éternel demi sourire de Francisco et la tendresse au fond des yeux de son épouse.

Puis, lentement appuyés l'un sur l'autre, tenant chacun un enfant par la main, ils partirent rejoindre ceux chers à leur coeur.
Il y eut une seconde, au moment de quitter la rue, où il sembla que Cecilia jetait un coup œil en arrière et ce ne fut qu'une étincelle. Son regard retrouva bientôt celui de son aimé.

Il était midi et le soleil baignait d'une chaleur ardente les visages des passants, leurs costumes clairs, leurs impeccables brushings, réchauffait les vitres translucides des automobiles avant de se perdre parmi les rues d'où s'échappaient les notes discordantes des airs de jazz américain, les derniers échos de ce monde ancien.

Fin


Pour tous ceux arrivés jusqu'ici, merci de vos lectures, de vos votes ! Surtout commentez, dites moi ce que vous en avez pensé !

Francisco I " Que toda la vida es sueño... "#Wattys2019Où les histoires vivent. Découvrez maintenant