Chapitre 1

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Madrid, 1927

Le soir baignait d'une lumière dorée les visages des passants, leurs manteaux gris, leurs chapeaux cloche, étincellait sur les pare-chocs chromés des automobiles avant de se perdre dans les recoins des cafés d'où s'échappaient la fumée des cigares et les notes discordantes des airs de jazz américain.

Ignazio sourit. Cecilia avait fermé les yeux et se laissait bercer, guider par le son régulier de leurs pas. Il sentait pourtant confusément qu'à ce moment même où elle s'abandonnait, elle s'échappait déjà.
Il avait tort car Cecilia ne pensait à rien mais écoutait chaque bruit autour d'elle, ne voulant en perdre aucun.
Les voix des passants se mêlaient à la respiration toujours un peu saccadée de son ami tandis que traînaient encore quelques notes entêtantes de jazz. Les yeux toujours clos elle chercha près de la sienne la main d'Ignazio et la serra lorsqu'elle l'eu rencontrée.

Les madrilènes se pressaient, les uns irrités de la lenteur du couple, les autres amusés de leur air innocent, certains trop préoccupés pour les remarquer.

Cecilia tourna un regard étonné vers le jeune homme qui avait ralenti.
L'un face à l'autre ils s'arrêtèrent. Depuis trois mois ils avaient espéré, redouté, attendu ce moment et il leur semblait désormais que rien ne pourrait le gâcher. Leur front se touchaient presque tandis que les doigts d'Ignazio effleuraient le bord du petit chapeau bleu.

- Excusez-moi ?

Pris en faute les deux amoureux se séparèrent aussitôt, apparemment gênés, intérieurement déçus, furieux contre l'intrus. A la fenêtre de son automobile, le jeune homme esquissa un sourire sérieux.

- Je vois bien que je vous dérange mais à vrai dire vous m'empêchez de me garer.

Ignazio détailla la Fiat Torpedo dont il n'aurait même pas pu se permettre de rêver, le costume de luxe, les cheveux bruns plaqués en arrière, le demi sourire.

- Oui, bien sûr. Excusez-nous, répondit il en entraînant Cecilia sur le trottoir.

Tout ceci n'avait duré que quelques secondes. La jeune femme qui jusque là lui tournait le dos, lança un regard vers le conducteur. Ignazio la vit tressaillir une seconde, fermer les yeux, retrouver son calme. Il sentit que sa main l'abandonnait tandis qu'elle fit un pas en avant.

- Tu ne me reconnais pas ? C'est moi !

Le demi sourire sérieux ne quitta pas le visage de l'inconnu.

- Vous devez faire erreur, Mademoiselle. Vous devez me confondre avec quelqu'un d'autre. Excusez-moi.

Le jeune homme se gara rapidement sans leur accorder plus d'attention, claqua la portière et s'éloigna. Cecilia se retourna lentement vers son ami. Son regard tentait de masquer une déception étrange. Elle sourit bravement, reprit la main d'Ignazio.

- Ce n'était rien. Je me suis trompée.

- Il s'appelle Francisco Espina. C'est le patron du Baccardi, tu sais, le bar en vogue en ce moment. J'ai entendu parler de ce type il a peu.

Ignazio parlait d'un ton calme et serein. Il ne vit pas Cecilia froncer les sourcils.

- Comment as tu su que c'était lui ?

- Sa voiture ! Il fait partie des premiers à avoir une Fiat Torpedo. C'est le dernier modèle. De plus, il est parti dans la direction du Baccardi.

- Brillante observation, tu finiras policier mon cher ! Je n'aurais jamais remarqué ce genre de détails. En tous cas je me suis bien trompée. Ce ne pouvait être lui.

- N'y pense plus. Reprenons plutôt où nous en étions... glissèrent les lèvres d'Ignazio avant d'effleurer celles de la jeune femme.

A l'autre bout de la rue, Francisco les observe. Un homme s'approche de lui et lui remet un paquet brun rectangulaire.

- C'est ce que tu voulais. J'espère que tu sais ce que tu fais.

- Je le sais. Tout est sous contrôle, rétorque le patron d'une voix légèrement rauque.

- Cela n'a jamais empêché personne de finir dans un cercueil. Fais attention, ces hommes sont dangereux.

- Ne t'inquiète pas pour ça, Marcos. Il y a plus important.

Francisco tire tranquillement une bouffée de sa cigarette, se retourne brusquement vers son ami.

- Tu te souviens de Blanca ? Elle m'a reconnu.

- Que vas tu faire ?

- Je ne sais pas.

Les deux hommes entrèrent au Baccardi. A la vue du patron, les danseuses rajusterent leurs robes scintillantes, les serveurs rectifièrent leur nœud papillon. Il était six heures et demie. Encore une ou deux heures et le bar serait rempli de monde, des hommes d'affaires et leurs femmes élégantes aux señoritos en quête d'amie d'un soir, en passant par les employés des nouvelles compagnies de téléphone accompagnés de leurs petites amies. En trois ans, le Baccardi était devenu indispensable aux madrilènes.
Francisco régnait en maître sur son oeuvre. La police n'en avait jamais franchi les portes jusqu'à il y a quelques semaines. Ce soir là, un homme éméché avait sorti un revolver. Il ne payait pas de mine, ne semblait pas dangereux mais bar était bondé à ce moment, Francisco ne pouvait pas se payer le luxe de passer pour un inconséquent. Il avait appelé la police qui avait raflé ce mafieux et toute sa bande.
Le patron du Baccardi avait été vivement admiré par les journaux pour avoir ainsi permis l'arrestation de ces hommes recherchés depuis longtemps.

Mais il savait qu'on ne le lui pardonnerait pas.

Il sentit une main se poser sur son épaule, une main qui savait qu'une légère pression sur ce point précis de l'omoplate suffisait à le détendre. Francisco sourit et déposa un baiser sur la main amie.
Pourtant cette fois-ci, la fraîcheur d'une petite danseuse ne pourrait pas empêcher le passé de réapparaître.

A suivre

Me voilà de retour avec un nouveau récit, nouvelle ou roman je ne sais pas encore... Dans une toute autre ambiance que celle du Silence qui nous entoure ou de toutes mes autres nouvelles.
Un récit un peu inspiré d'une série espagnole, Las Chicas del cable, alors ne vous étonnez pas d'y trouver des d'allusions !

Bonne lecture, n'hésitez pas à voter et à commenter surtout !

Francisco I " Que toda la vida es sueño... "#Wattys2019Où les histoires vivent. Découvrez maintenant