Chapitre 8

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Voici que l'aurore renaissait, déployant ses voiles orangés, ses nuées rosissantes
et sa lumière timide, et son atmosphère d'ambre sur les toits de Madrid, jusque dans les bas-fonds.

Le prisonnier ouvrit les yeux. Ici c'était encore la nuit, ensevelie derrière des grilles et des barreaux. À peine eut il clos à nouveau ses paupières que réapparut ce visage aux yeux bleus fixes, tâché de sang et tordu par la mort.
Il avait tué un homme, lui, Francisco. Il avait tué pour ne pas être tué. Donner la mort ou mourir. Cela était juste, il voulait le croire. Il n'avait pas eu le choix.
Il plongea toute entière sa tête dans la bassine d'eau froide, retenant son souffle pour empêcher le visage mort de revenir, le coup de feu de résonner à nouveau dans son crâne.
Puis, encore ruisselant, il se coiffa machinalement et se rendormit d'un sommeil sans rêves. Le cliquetis des clés et des barreaux le fit sursauter. Mais ce n'était que Marcos dans le soleil désormais bien levé.
Francisco ne bougeait pas tandis que son vieil ami s'adossait au mur. Il lui passa une cigarette que le prisonnier se mit à fumer lentement.

- Tu n'as pas l'air heureux ?

- Heureux de quoi ?

- D'être encore en vie mon garçon, d'être encore en vie et d'avoir protégé nos petites affaires.

- C'est la dernière fois. Si je m'en sors, je ne fermerai plus les yeux sur toutes les combines des clients du Baccardi. Tu vois où cela nous a mené.

- Tu tiens vraiment à t'attirer de nouveaux ennemis ? ironisa Marcos.

- Toi tu participais à ces histoires, moi je n'ai rien fait que les couvrir. Ces types me doivent leur protection. Si je veux, je peux les livrer aussi à la police. Je n'ai toujours pas peur d'eux.

- Alors tu serais prêt à tuer de nouveau ?

Francisco chassa le visage du mort qui tentait de se réapparaître.

- Je n'aurai plus à le faire.

- Si tu le dis mon garçon, si tu le dis... De toutes façons tu as agi par légitime défense, tu t'en sortiras.

- Je ne sais pas encore, on verra. Pars maintenant s'il te plaît. J'ai besoin d'être seul.

Marcos laissa le paquet de cigarettes et cacha son inquiétude en haussant les épaules.
Francisco referma les yeux. Il songeait à son Baccardi. Les danseuses répétaient sûrement, Julio s'occuperait d'organiser le service et Marcos reprendrait son ancienne place de patron.
Dans la froideur, la solitude de cette cellule, lui manquaient la musique, la chaleur, la lumière dorée de ce bar qui était depuis son foyer, sa famille.
On lui porta un maigre déjeuner. Il songeait que peut-être un des serveurs oublierait de mettre assez de champagne au frais ou de vérifier la disposition des tables.
Que diraient on aux clients qui remarqueraient son absence ? Et Marcos serait il encore vraiment capable de tout gérer ?
Il commençait à vieillir, il était souvent malade depuis quelques temps.
Mais sans s'en rendre compte Francisco se rendormait. Son corps, habituellement peu reposé et sans cesse en mouvement, récupérait avidemment pour toutes ces nuits sans sommeil.
À travers les brumes bleues d'un rêve familier, il vit le visage lointain d'une femme gracieuse et fine malgré ses vêtements d'ouvrière. Elle venait vers lui en l'appelant son petit garçon chéri, le serrait dans ses bras puis s'éloignait trop vite pour qu'il la puisse rattraper.
Et le petit garçon criait, pleurait jusqu'à ce que la femme disparaisse à l'horizon.
Il était maintenant au milieu d'un grand champ, blond comme les longs cheveux de la petite fille qui courait vers lui et tendait sa main. Mais déjà elle était devenue adolescente et lui volait, au détour d'une fête, un premier baiser.
Et puis d'un coup tout disparaissait comme au fond d'un gouffre et il tombait, il tombait en hurlant dans un infini tunnel noir.
Mais cette fois-ci une voix inquiète l'appela. Une voix qui...

Francisco ! Francisco ?

Il se redressa d'un bond, ouvrit les yeux, le front en nage et les vêtements en désordre. Il serrait le bras de quelqu'un.

- Ce n'est rien. C'est fini. Je suis là... murmura la voix.

Il respira profondément, s'adossa au mur.

- J'ai rêvé de toi. De toi et de ma mère.

Cecilia esquissa un sourire qui s'effrayait de la suite mais resta silencieuse.

- Je la voyais s'éloigner et je me mettais à crier, comme le jour de sa mort. Mais tu étais là, expliqua t'il en avançant sa main un peu tremblante pour caresser le visage de la jeune femme. Tu te souviens de ce jour là ?

- Je me souviens, dit-elle d'un air grave.

- Et maintenant aussi tu es là...

- Je suis là Francisco, je suis là, sourit- elle en lui serrant la main.

Elle aurait voulu y faire passer toute sa force et tout son espoir.

- Tu vas sortir d'ici et tu ne seras pas condamné.

- J'ai tué un homme ! J'ai tué un homme et tu dis que je vais m'en sortir ? cria t'il presque. Depuis hier j'entends ce coup de feu et je crois avoir les mains pleines de sang !

Cecilia l'attira doucement vers elle et serra contre sa poitrine le visage tremblant.

- Chut... Chut. Écoute moi. Ignazio s'est trompé, cet homme n'est pas mort, tu m'entends ? Tu n'as tué personne. Tu n'es coupable de rien !

Si Tommy Hazas était vivant, la menace n'était pas détruite. Francisco chercha rapidement la main gauche de Cécilia. Elle portait toujours sa bague. Il se détacha de la jeune femme. Il n'était peut-être pas trop tard.

- Tu remercieras ton fiancé. Sans lui, je ne serais peut-être plus de ce monde. Je vous souhaite d'être heureux. Tu le mérites. Et lui aussi sûrement, ajouta t'il avec peine.

Cecilia en resta interdite. Il n'allait tout de même pas lui faire ça ! Pas une deuxième fois !

- Ah oui ? Nous méritons d'être heureux ! Et toi alors ? 

- Tu n'auras plus à te soucier de moi désormais, affirma t'il en se levant.

Mais elle bondit vers lui, si vivement que ses boucles blondes tournoyèrent sous son chapeau.

- Non ! Non, regarde moi Francisco, regarde moi dans les yeux. C'est fini que tu décides pour moi. Je ne veux pas de tes sacrifices, c'est à moi de choisir.

Il est des instants où aucune volonté ne peut vraiment résister.
Et, prenant entre ses doigts le joli visage courroucé, Francisco n'embrassa pas à nouveau la petite fille qu'il avait perdue, mais la jeune femme dont il retombait amoureux à chaque minute.
Ses mains glissaient le long du dos de Cécilia, il respirait la douceur piquante de son parfum lorsqu'elle recula soudain.

- Qu'y a-t-il ?

- Je dois d'abord parler à Ignazio.

Francisco baissa la tête.

- Tu l'aimes aussi, c'est cela ? Tu le regrettes déjà en fait...

- Non, ce n'est pas ça. Je ne sais pas ce que c'est mais je vais tout lui dire.

Des pas avaient résonné dans la lumière bleutée. Il y avait quelqu'un derrière les barreaux.

- Je crois qu'il n'y a rien de plus à dire ma chère fiancée...

A suivre

Francisco I " Que toda la vida es sueño... "#Wattys2019Où les histoires vivent. Découvrez maintenant