.Chapitre 7 : Charlotte-Aimée, H+0

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Maman, avec sa manie de tout compter, m'avait dit un jour, après que mon frère s'était pris un arbre lorsque je conduisais une voiture de la meute (je n'avais pas vu le tronc, je dépassais à peine du volant, j'essayais de battre mon propre record de vitesse sur les bord de la rivière, Judas se trouvait sur le siège passager) que sans le superpouvoir de cicatrisation des loup-garous, j'aurais tué vingt-huit personnes. Dont onze fois mon frère, en comptant cet accident de voiture où son crâne s'était fendu en traversant le pare-brise qui avait explosé contre le bois de sapin dur. Pas si dur, en réalité, puisqu'une haute branche du-dit sapin s'étant cassée sous le choc, était tombée et avait écrasé le toit, que Judas se serait pris sur la tête s'il n'avait été étendu au moment de la chute végétale. La nature est bien faite tout de même.

Maman ajouta qu'elle ne pensait pas possible, avant de m'avoir, qu'un tel pouvoir de destruction pouvait tenir dans un si petit enfant. Pour me défendre, je demandai le nombre de meurtres de Judas, me rappelant vaguement m'être reçue un marteau dans la figure une fois, et écrasée une autre lorsque Papa lui apprenait à conduire.

Maman me dévoila que c'était la raison pour laquelle il m'était demandé de ne pas trop sympathiser avec les humains. J'étais à l'époque à la fin du primaire, je suivais des cours à la Clairière avec les autres louveteaux. A la fin de l'été, j'allais rentrer au collège de Sylva, collège mixte, , et j'avais jusque-là, très peu fréquentée les humains. Pour la plus grande sureté de ceux-ci, car les louveteaux mordent, griffent et tapent sans aucune retenue lors des jeux, ne restant blessés qu'une dizaine de secondes à une minute.

Les loups-garous, en plus de guérir vite, ont une ossature et des tissus plus résistants que ceux humains. Les loups-garous sont rapides. Les loups-garous sont presque invincibles. Alors pourquoi ai-je disparut ? Pourquoi ne m'a-t-on pas même donné l'occasion de me battre ?

Le noir s'est abattu comme la vague immense avale la paisible nageuse. La lumière est arrivée peu à peu comme le soleil se levant à travers les arbres.


Je ne sais plus. Je me suis réveillée sans m'en rendre compte. Des sensations confuses tout d'abord. Une odeur piquante de désinfectant envahit insidieusement mes narines. Des batteries. Un concert de batteries pour un concert de cœurs. J'ignore combien de personne sont dans la pièce, sur le moment je n'en ai rien à faire. Seul m'intéresse mon cœur. Ma respiration. Ma cage thoracique qui monte en des mouvements réguliers. Je sens mon corps. Ma peau se réveille à son tour. Mes mains sente contre leur dos le grattement des pointes de cheveux. Elles s'animent et attrapent les deux nattes qui les chatouillent, une dans chaque main. Je respire, ses nattes me rassurent. Etant encore une non-transformée, je porte les cheveux longs, au niveau des hanches. Papa chaque matin me fait deux immenses tresses après avoir brossé mes cheveux châtains. C'est notre moment tous les deux, son étrange manière de m'exprimer son amour. Ces nattes signifient que Papa, peu importe où je suis partie, a continué à veiller sur moi. Cependant, elles doivent être bien longues pour arriver dans les paumes de mes mains, bras le long du corps. Mes cheveux poussent exceptionnellement vite, même pour un loup-garou. Ceux qui se transforment se rasent la tête tous les mois ; Papa me donne toutes les deux semaines un délicat coup de ciseau comme on coupe un ruban, afin d'éviter que ma chevelure ne dépasse du bas du dos. Donc, combien de temps sans qu'ils n'aient été coupés ?

Une série de bib trahit mon réveil. Aussitôt c'est la cohue, des dizaines de corps chauds se pressent autour de moi, une voix nasillarde ordonne de s'éloigner pour me laisser respirer. Je suis encore trop en état de choc pour reconnaitre les fragrances qui m'entourent comme un cocon protecteur, mais elles me sont familières. Peut-être Maman, Papa et Judas. Peut-être d'autre encore que j'apprécie.

J'attends que les mouvements se calment pour ouvrir les yeux. Plus personne ne parle.

Je décide de me relever avant de regarder, je ne veux pas avoir comme première image le stupide plafond. Aussi, la première chose sur laquelle mes yeux se posent est une étrange silhouette noire, à l'autre bout de la grande pièce blanche, d'autant plus visible que personne ne s'approche d'elle. Le seul élément que j'aperçois est un visage rond comme une lune, d'un vert laiteux, constellé de taches vert foncé, visage au milieu duquel brilles deux yeux jaunes de chats. Les sourcils inexistants se froncent sous mon regard, la bouche violet foncé se plisse, une longue main remet nerveusement le voile de dentelles sombres en place. Encore plus intriguée que si elle avait quitté la pièce en courant, je cherche à deviner la créature sous ses multiples couches. Un sourire que Maman trouve diabolique, et qui se trouve être mon sourire habituel, ne tarde pas à étirer mes lèvres rose.

« Charlotte-Aimée, comment te sens-tu ? demande Maman, inquiète.

Son éternel visage bronzé entre dans mon champ de vision, mais je n'y fais pas attention, pas plus que je ne prends garde aux mains chaudes qui attrapent les miennes (celle de Papa), au bras qui font le tour de mon taille et à la tête qui se pose contre mon cou (Judas), aux silhouettes qui soupirent de soulagement tout autour de mon lit (mes oncles et tantes). Quelques rires se font même entendre : Chat est ressuscitée.

— Il est minuscule ce zombie ! finis-je par m'exclamer en remarquant le corps vert et terne de garçonnet qui se tient à côté de l'intrigante créature.

Un mouvement de malaise traverse la foule de loups. De dégout aussi. A croire qu'ils faisaient exprès de ne pas remarquer la nature du garçon aux cheveux bruns qui joue avec un hand spinner rouillé. La créature en noir est tétanisée, elle finit par reculer maladroitement et cacher derrière ses fripes dignes d'un enterrement, le cadavre vivant haut comme trois pommes.

— Mais pourquoi c'est un enfant ? Il est encore plus petit que moi, il ne peut faire peur à personne ! C'est nul, pour une fois que j'en voyais un en vrai... bougonne-je en croisant les bras.

— Chat, ne te lève pas pour le moment, attends que le Docteur Jean ait vérifié que tout va bien, ordonne Maman, anticipant ma réaction. 

Elle a pris la voix de l'Alpha : l'autorité ancestrale coupe net mon élan et je me retrouve plaquée contre le matelas dur sans que je n'aie le temps de protester. Minute, depuis quand Maman est Alpha ?

— L'Alpha Agathe est morte ? interroge-je, curieuse.

Je me demande bien quelles étaient les réactions de Sissi, sa fille, à l'enterrement. A-t-elle surjoué comme à son habitude, habillée comme si elle décollait dans l'heure pour New York ? Des torrents de larmes pendant des heures ? Ou a-t-elle gardé un visage de marbre pour rester digne et ne pas ruiner son maquillage ?

A entendre les sifflements, j'ai l'impression d'avoir mis les pieds dans le plat. Pour changer.

— Reste calme s'il te plait, nous t'expliquerons tout à la maison. Beaucoup de choses se sont passées pendant les deux mois de ton coma, soupire Maman. Nous sommes en septembre, maintenant.

Elle m'a l'air plus fatiguée que d'habitude, mais je ne le vois que très rapidement, incapable de détacher mes yeux verts de la créature qui s'éloigne toujours, et percutant des tas de machines bruyantes.

— Pourquoi tu n'en as pas un plus effrayant, de zombie ? demande-je, à bout de patience, à la silhouette qui cherche désespérément à disparaître de mon champ de vision et que tout le monde ignore. Réponds, si tu veux que j'arrête de te fusiller du regard. Réponds, intime-je.

Les adultes toussent et grimacent. Je sens les lèvres de Judas dans mon cou qui sourient.

La tour de dentelle et sa face comme une pleine lune au milieu de ténèbres découpées, s'arrêtent enfin. Le visage maintenant complètement affolé, à croire que j'ai la peste, se cache encore plus derrière son voile.

— Je me suis trompée de tombe » finit par siffler la créature enchanteresse en déguerpissant comme elle peut vers la porte, se prenant les pieds dans sa traine déchiquetée, le zombie sur les talons.

Comme ils trouvaient que je m'énervais trop, le docteur m'a forcée à avaler des somnifères. Enfin plutôt, Maman a utilisé son superpouvoir de voix d'Alpha pour me les faire passer dans le gosier, et je me suis rendu compte à quel point ces ordres auxquels on ne pouvait se dérober n'allaient pas me faciliter la vie.


Les ennuis d'Asmaldilare, sorcièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant