.Chapitre 20 : Sissi, suivante

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Courir ne m'arrive pas souvent. Je préfère marcher d'un pas dynamique de conquérant, quitte à me faire atteindre et ménager une entrée en fanfare au milieu des conversations. Pour autant, je suis peu en retard. Tout est une question organisation et d'anticipation.

Une princesse ne court pas. Elle marche la tête haute et le regard droit, se déhanchant gracieusement sur ses talons aiguilles. Elle ne se dandine pas pour autant, c'est vulgaire.

Pourtant, il faut que je rattrape Judas que je viens de voir disparaître parmi les chênes. Je plante Maximilien avec son imbécile d'orgueil en train de digérer ma claque et m'élance sur la pelouse, puis dans la terre recouverte de feuilles et de branches des sous-bois. La luminosité a diminué, nous devons être en fin d'après-midi.

L'odeur de Judas et ses traces de pas me guident dans la pente de la colline, jusqu'au ruisseau qui coule aux pieds de celle-ci. Au vue de l'écartement entre les pas, il doit courir lui aussi. J'entends rapidement son souffle et son cœur que je saurais reconnaitre même au beau milieu de Times Square. Il s'est arrêté juste dans un renfoncement de la colline, derrière les arbres, hors de ma vue, à une vingtaine de mètres. Le bruit de l'eau qui ricoche contre les galets occupe une large place dans le paysage sonore, mais je perçois également sa voix. Il parle à quelqu'un que je connais.

« Non, reste avec moi. Je n'ai pas l'intention de te quitter une deuxième fois. Eh, du calme... 

— Lâche-moi, proteste Charlotte-Aimée avec sa voix de gamine gâtée.

Je l'imagine en train de se débattre pitoyablement. Je me déplace sans bruit pour me protéger du vent, afin qu'ils ne sentent pas trop ma présence. Je m'immobilise. Je ralentis mon cœur et mon souffle jusqu'à rythme si lent qu'il tuerait un humain. Aucun d'eux ne fait attention à moi. Je ne les vois pas, mais la réciproque est vrai également.

— Hey, c'est bon Choupette. Arrête de gigoter, tente de l'apaiser Judas. Je ne te lâcherais pas tant que tu ne peux me dis pas pourquoi tu courrais.

— Non, boude sa microscopique sœur.

Judas soupire, tant cette réaction était prévisible. Je ricane intérieurement.

— Non... gémit soudain la gamine, sa voix changeant d'émotion en l'espace de quelques secondes.

— Choupette ? demande Judas, inquiet.

Je n'ai jamais entendu Charlotte-Aimée exprimer de la douleur, mais cette plainte porte un appel de détresse vitale qui semble surgir de nulle part. Sa sœur parait avoir mal, d'un coup, comme si un éclair qui la traversait.

— Elle part, ajoute-t-elle de sa voix redevenue habituelle.

— Qui ?

Charlotte-Aimée ne répond plus. C'est mon tour d'entrer en scène, ou je risque de rester en coulisse encore un long moment. Je contourne les rideaux d'arbres d'un pas naturel.

— Ah, c'est toi, dit Judas, à peine ai-je recommencé à respirer normalement.

Il a noué autour de sa taille une blouse de chimie, certainement trop courte pour qu'il la porte autrement. Il porte sa sœur à bout de bras, il la regarde dans les yeux, désemparé, il ne fait déjà plus attention à moi. Ah, c'est toi. C'est juste toi. Oui, c'est moi. C'est Sissi la beauté éclatante, Sissi la voix sublime, Sissi qui t'ensorcelle quand la nuit tombe, Sissi qui brille tant à tes côtés et qui y est si bien.  Je suis une page de magasine, une publicité vivante, le souffle, la peau chaude, les paroles suaves en plus. Je ne sais pas, je ne sais pas ce que je pourrais t'apporter de plus, devenir de plus pour te plaire. Je... Je suis chez moi avec les talons trop grands de maman. J'avance dans le couloir, des livres sur la tête. Pour me tenir droite, avoir fière allure. Un peu hauts, les miroirs massifs sur les murs me murmurent que j'ai un long et beau cou. Je rejette encore plus les épaules en arrière pour allonger ce cou de cygne, bomber ce torse et mettre en valeur cette poitrine naissante. Me donner de l'ampleur et de l'assurance. Tout est dans la tenue. Le monde est aveugle et ne voit que l'apparence, joues-en Eugénie, ce n'est pas bien compliqué à modifier, l'apparence. Un livre tombe. 

Les ennuis d'Asmaldilare, sorcièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant