Mon regard se perd sur le fer lisse et froid des barreaux d'une cellule dont je ne soupçonnais auparavant pas même l'existence, et encore moins la réalité de leur utilisation. Dans l'univers doux et lent de mon esprit, cet espace exigüe entre quatre murs blancs me paraît d'autant plus petit qu'il semble improbable.Avanaëlle dans une cellule. Voilà qui est bien stupéfiant.
Cependant, je suis si exténuée que d'autres pensées m'habitent. L'ancienne Ava aurait pris le temps de penser, de rêver, d'imaginer, dans un lieu où celui-ci n'existera justement pas. La nouvelle Ava sort d'abord de son état de choc. Elle tente de faire bonne figure devant ses parents en larme qui lui rendent visite. Ils lui manquent, elle a l'impression de ne pas les avoir vus depuis plusieurs siècles. Elle ne pleure pas. Ses parents ne savent pas le quart de la vérité lorsqu'ils nouent leurs doigts autours des siens, à travers les barreaux insensibles. Ces lames sombres qui découperont la réalité en tranches fines, comme du jambon. Ils pensent la retrouver, alors que l'esprit de leur fille s'est enfuit loin, loin de sa candide tranquillité habituelle.
J'ai l'impression d'être un public pris au piège qui attend les acteurs principaux venant saluer une dernière fois avant de quitter la scène.
Vient d'abord Judas. Il fait quelques plaisanteries, il m'apporte une ceinture pour le pantalon bien trop large, et trois livres qu'il a emprunté dans ma bibliothèque bleue azur. Un roman d'amour que j'ai déjà lu cent fois, une biographie d'un chanteur de rock qu'il m'a offert l'année dernière, un carnet de voyage en Inde illustré qui m'a fait tant rêver. Je fuis son regard autant que je le cherche. Le venin que le serpent doré a répandu dans mon âme trouble mon esprit de ses paroles sifflantes. Merveilleux, Ava. Tu nous réveilles pour ça. Sais-tu quelle heure il est ? Lorsque Judas revient une deuxième fois en l'espace de trois heures, je sens la différence avec son comportement habituel. Trop de mots, trop de gestes, trop de sourires inutiles. Les sifflements du reptile doré s'accrochent de nouveau à mes oreilles. Il dort, chérie. Il dort du sommeil des Justes. Encore et encore, tandis que Judas continue à gesticuler devant moi. Je ne dois pas trop bouger pour ne pas le réveiller, vois-tu...
Je finis par lui demander : Judas, m'aime-tu ? Non pas de la voix tremblante d'émotions mais vibrante de fierté d'une héroïne tragique, car je n'en serais jamais une. Je ne souviens plus du ton que j'ai emprunté pour cette question cruciale, il n'a pas d'importance. J'ai pris une inspiration. Une fois. Deux fois. J'ai plongé dans les flots sombres de l'inconnu. Essayé de mettre des mots sur ce qui est pour moi lumière.
La première fois que je vois Judas, j'ai dix ans comme lui. Evidemment, avant cette après-midi, je l'ai déjà aperçu à l'école, lors des jeux, je connais son nom, je lui ai déjà parlé. La meute n'est pas très grande, même pour une enfant timide. Cependant lorsqu'il entre dans mon jardin, j'ai l'impression de le voir vraiment pour la première fois. Je lève le nez du livre de mythologie que je lis dans la véranda, et je le vois. Je vois Apollon, ai-je pensé, subjuguée par son aura. Judas est châtain, mais le soleil passe dans ses cheveux ébouriffés en étoile et lui fait comme une auréole doré. Blond, beau comme un dieu, charismatique tel que je ne peux plus détacher mes yeux de son visage souriant. Apollon.
Il m'a fallu de longues minutes pour me rappeler son vrai nom. Il se trouve dans mon jardin pour élaguer des arbres, c'est sa punition, me dit-il. Il vient s'assoir tranquillement à côté de moi avec l'aisance et l'autorité naturelle propre aux leaders. Il pose des questions sur mon livre (étrangement, je me retrouve incapable de lui parler d'autres choses que du dieu des arts), sur ce que je pense de la maitresse (que du bien, que puis-je penser d'autre de quelqu'un qui prend du temps pour moi ?), sur le dernier ragot d'écolier qui traine parmi les louveteaux (j'en suis parfaitement ignorante, qu'est-ce que cela m'apporte que Sissi ait embrassé Max ?).
Mon père arrive avec deux scies. Judas se lève et le suit au fond du jardin. J'essaye de me replonger dans la lecture des frasques de l'Olympe, mais je n'y arrive pas. Je vais finalement chercher une hache dans la remise et je rejoins l'homme et le garçon. Papa sourit et me tend plutôt sa scie, avant de retourner s'occuper dans la maison de ma toute jeune sœur de quelques mois, Santavana Espérance. Nous nous retrouvons tous les trois, Judas, un sapin et moi.
Apollon est le dieu soleil.
Judas, m'aime-tu ? Il ne répond pas. Judas se tait souvent lorsque les questions sont importantes, je le sais.
Je voyais mon cœur à la manière d'une méduse : transparent, fait en majorité d'eau (de rose) et se laissant porter par les courants en agitant gracieusement (mollement) les filaments, hypnotisée par des reflets. Un joli petit cœur qui danse au rythme des ondes du monde qui l'entoure, en somme.
Je le sens à ce moment précis comme un sac plastique : toujours aussi transparent, mais fragile, à usage unique, et irrémédiablement perdu aux fonds des flots, prêt à asphyxier la premier tortue qui passerait.
Vient ensuite Sissi. Elle aussi reste silencieuse. Elle m'observe à la manière dont on examine un animal en cage. Elle me dit qu'elle va rejoindre Judas. Doit-elle porter une robe en velours rouge ou une robe en dentelle noire ? Je ne lui réponds pas. Je préfère le blanc. Blanc comme celui des solitaires vestales, puisque tel semble être mon destin. J'ai froid sans soleil. Dans tout son éclat victorieux des grands soirs, la jeune première quitte le regard fier, la scène et son public captif. Vous pouvez fermer les rideaux : fin de l'acte trois à trois.
Je reste facticement flegmatique tel le fer figé qui fait face à ma face.
Joachim et Delphine m'apportent des cookies qu'ils ont cuisinés en couple. Les biscuits sont très peu cuits, ils sont tous boursoufflés, mais ils réchauffent mon cœur. Ils ignorent la raison de ma captivité mais paraissent heureux de me voir.
Vient enfin la louve que j'attends. Entre les joues pailletées d'acné et la lourde frange bleue, un œil me fixe.
A ce moment précis, et uniquement à cet instant, je pleure.
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Les ennuis d'Asmaldilare, sorcière
VampireRien ne va plus pour Asmaldilare... Cette sorcière associable fraichement débarquée aux Etats-Unis s'est faite enlever ! Elle qui n'avait jusqu'alors peu d'autres occupations que la cueillette de champignons, l'élevage d'arachnides et le Grand...