« Désolé, même toi, tu ne rentres pas.
— Mais je suis sa sœur ! Allons, D... tentais-je de l'apitoyer.
— Je sais bien, ce n'est pas une raison. Judas et les gars ont demandé à ce que personne n'entre dans leur loge.
D était toujours rigide comme mon professeur de maths. Je ne l'avais jamais vu rire ni faire le clown. Et si mon frère lui avait dit non, alors dans son esprit étroit de vieux, ce serait toujours non. Maman disait que c'était une qualité qu'elle appréciait, cette droiture, et qu'il était rare de la trouver de manière si prononcée chez un jeune. Moi je le trouvais barbant : il n'y avait jamais de surprise avec D, jamais d'idées dangereuses et bizarres, jamais de souffle soudain de vie. Je plaignais sa femme future, elle allait bien s'embêter.
D, dont c'était le tour de jouer les vigiles devant les loges des artistes cette fameuse nuit de juin, n'avait donc pas l'intention de me laisser entrer dans la Planque. C'était une ancienne grange à lisière de la forêt, juste à la limite du territoire de la Meute. Réaménagée et tenue par les jeunes loups, elle était devenue leur repaire depuis deux générations, tour à tour bar, boite de nuit, refuge loin des foudres parentales, et salle de concert, comme ce soir-là. Il était vingt et une heures. Des rumeurs de jeunes en folie me parvenaient de l'intérieur.
Je voulais furieusement entrer. Esprit de contradiction devenu art de vivre chez moi. Plus c'était interdit, plus cela me chatouiller de la faire. Je ne connaissais qu'une seule faiblesse à l'armure bien de lisse de probité de D. Les défis et les paris. Tout ce qui relevait du hasard et de la bêtise, deux forces avec lesquelles je jouais quotidiennement. Deux forces imprévisibles qui fascinaient D tant elles lui étaient étrangères.
— Si je t'embrasse, tu me laisse entrer ? lui proposai-je.
D me regarda, son visage anguleux perché dans les cimes, affichant toujours son expression paisible habituelle, le calme plat de quelqu'un en paix avec sa conscience. Cependant, je le sentais surpris.
— Mais Chat... Tu n'as que douze ans, me reprocha-il doucement.
Il réfléchit quelques secondes, pendant que je lui envoyais mon poing dans le ventre comme il m'envoyait mon âge à la figure. Il ne réagit pas à ce coup ridicule pour une montagne comme lui, évidemment. Il était toujours planté devant la porte des loges de la Planque.
— Et puis, tu n'as jamais embrassé quelqu'un. Enfin, ça n'a aucun sens, c'est stupide, tenta-t-il de me raisonner
— Et donc ? Tu m'en crois incapable ? je rétorquai, têtue.
— Oui, répondit cet imbécile incapable de mentir, et donc de flatter.
— Baisse-toi, j'ordonnai tout en mettant sur la pointe des pieds.
Je mesurais tout juste un mètre quarante-sept. D, deux mètres et des poussières. Des épaules presqu'aussi larges que mes bras tendus en ailes d'oiseau. Lorsque le colosse se plia en deux afin que son visage carré arrive à ma hauteur, je su que j'avais gagné.
Ses yeux, verts comme la plupart de ceux de la meute, observaient chacun de mes gestes non sans fascination, partagés entre l'envie de voir si j'étais suffisamment idiote pour aller jusqu'au bout, et l'envie de m'arrêter de peur que je fasse vraiment cette bêtise.
Avec un grand sourire narquois, je lui collai un bisou baveux en bas de la joue, près de la commissure des lèvres. Un bisou de petite sœur un peu décentré, c'est tout.
D se releva. Un peu gêné d'y avoir cru, un peu fâché d'y avoir cru. Ne pouvant dans son honnêteté revenir sur sa parole, tout ce qu'il trouva à dire fut :
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Les ennuis d'Asmaldilare, sorcière
VampirRien ne va plus pour Asmaldilare... Cette sorcière associable fraichement débarquée aux Etats-Unis s'est faite enlever ! Elle qui n'avait jusqu'alors peu d'autres occupations que la cueillette de champignons, l'élevage d'arachnides et le Grand...