.Chapitre 10 : Sorcière face à la civilisation

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La nuit. Une ruelle sombre, dans laquelle ma Cabane s'est posée derrière un tas de détritus, comme une épave abandonnée. Cette étroite rue entre des faces aveugles d'immeubles donne sur ce qui me semble un boulevard, une artère où passent des voitures plus éclairées que des feux follets et une dizaine d'humains qui se pressent dans les trois maisons allumées et ouvertes à tous vents. Les villes ont bien grandi, à moins que ce ne soit l'effet américain. J'ai éteint le lampadaire et j'attends qu'un inconscient s'aventure de mon côté. Je me suis cachée dans l'ombre et tente de maitriser les sifflements des deux orifices respiratoires au niveau de mes clavicules.

Après une éternité, un jeune homme quitte en sifflant la lumière pour les ténèbres. Je jubile devant la bêtise des humains tout en avançant vers lui, plus furtive qu'un oiseau, lorsque je m'arrête subitement, tétanisée. Tétanisée parce qu'il est en train de ouvrir le haut de son pantalon, tétanisé parce qu'il se tourne dans ma direction, me voit, me sourit et me lance :

« Hey, salut. C'est la première fois que je vois une musulmane gothique.

Il se tourne pour se rhabiller et je comprends qu'il avait eu l'intention de répondre à un besoin humain pressant que j'avais interrompu. En regardant mes pieds, je recule sans un bruit, espérant qu'il se soit adressé quelqu'un d'autre.

— Attend, on peut faire un selfie ? Ton maquillage est vraiment très réussit, je peux te faire connaitre par mon compte Insta. J'ai une amie qui serait dingue de tes yeux, tu les achète où tes lentilles ?

J'immobilise, tétanisée. Peut-être que mon sort de traduction a disparu. Je ne comprends pas un traître mot de ce qu'il raconte, si ce n'est qu'il avance vers moi, un petit objet plat et brillant à la main.

Les humains deviennent de plus en plus fous. La dernière fois que j'avais tenté une excursion chez eux, ma victime avait eu moins la décence d'avoir peur. Cette fois-ci, c'est moi qui suis terrifiée, surtout quand le fou à lier pose son bras autour du mien et lève l'objet qui se révèle être un écran d'appareil photo. Je pousse un sifflement d'effroi auquel il répond par un regard étonné. Je finis par me rappeler que j'ai des endormisseurs dans la manche, que je ne suis pas une souris sans défense mais une puissante sorcière, que mon objectif était de chasser et capturer un humain et non tomber paralysée dans ses bras. Je lance faiblement mon sort. Le moindre contact physique me transforme en rat-taupe : mou, faible, glapissant et stupide.

L'étreinte de l'abrutit se desserre enfin, son corps tombe inerte sur le béton dur tandis que je m'éloigne, dégoûtée, en me frottant le bras pour l'essuyer.

— Nom d'un cafard aveugle, finis-je par gémir.

Le souvenir de son contact poisseux et chaud me donne des frissons. César, revenu depuis quelques heures, descend de son perchoir pour examiner ma prise de plus près. Il commence notamment à jouer avec les anneaux que le garçon arbore à l'arcade sourcilière. C'est dans ce type de situation que je regrette de m'être trompée de tombe : Lucas sort vaillamment de la Cabane pour venir m'aider à porter le corps. Les sorcières ont une force physique très limité, c'est le rôle des zombies de les aider dans ces tâches bassement matérielles. Je soupire. Lucas a empoigné un bras de toutes ses petites mains et avance de toutes ses petites jambes. Nouveau soupir. Il fait du surplace, son fardeau reste parfaitement immobile.

— Cervelle de mouche bossue ! Tu vois bien que rien ne bouge ! siffle-je.

Peux essayer peut-être je, tente César.

— Inutile dindon latiniste, crache-je.

— Vous voulez peut-être un peu d'aide, par hasard ? demande une voix qui ne peut pas cacher son amusement.

Les ennuis d'Asmaldilare, sorcièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant