1] Inhumation

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Cela faisait si longtemps qu'elle ne s'était pas retrouvée entourée de sa famille... Ou du moins de ce qu'il en reste.

Elle se souvient parfaitement de la dernière fois qu'elle a vu ses parents, qu'elle a vu sa sœur. Cette dernière n'avait alors qu'une quinzaine d'années, et elle ne comprenait pas comment son aînée pouvait ainsi l'abandonner. Mais Ange n'est pas partie par égoïsme ou par haine, bien au contraire. Elle aimait sa petite sœur plus que n'importe qui sur cette terre, et la protéger était la seule chose qui comptait, alors elle s'est exilée le plus loin possible d'elle.
Mais cela n'a pas suffit... Ange n'avait pas imaginé que le monde extérieur pouvait être aussi injuste et cruel et que ce serait lui qui la tuerait.

C'est la première fois de sa vie qu'elle assiste à un enterrement.
Habituellement, les gens ne meurent pas autour d'elle. Il n'y a eu que sa grand-mère paternelle, lorsqu'elle avait huit ans, mais elle avait catégoriquement refusé de s'y rendre. Au départ on a tenté de l'y forcer, mais peine perdue. L'enfant se roulait par terre, hurlait, pleurait. Impossible de la faire sortir de sa chambre ce jour-là. Alors elle est restée seule, tandis que ses parents et sa sœur âgée alors d'à peine quatre ans s'y rendirent.
En réalité la peur n'avait été qu'un prétexte.
Ange n'a jamais eu peur, de rien.
Elle ne comprend pas ce sentiment, mais en revanche elle a compris dès le plus jeune âge que le monde qui l'entourait en était remplie et qu'elle pourrait aisément s'en servir à son avantage. Mentir et tromper est un de ses dons. Toute son existence est basée là-dessus. Tout ce qu'elle est.

La véritable raison de ce refus était toute autre. Bien plus sombre, enfouie et incompréhensible. Elle avait finit elle-même par se convaincre que c'était par dégoût, par angoisse, mais c'était faux, et elle ne l'a réalisé que bien plus tard.
La réalité est que de se retrouver directement face à la mort, penchée au dessus d'un cadavre, aurait pu révéler tout ce qu'elle était réellement. La frontière qu'elle s'était construite autour d'elle ce serait dissoute. Elle aurait laissé ses démons se libérer et détruire tout ce qui pouvait l'entourer. Refuser d'apercevoir quelque chose qui l'attire depuis toujours, pas peur de tomber, comme un junkie tombe dans la drogue, dans un cercle vicieux et insurmontable qu'elle n'aurait plus pu contrôler.

Et à présent la voilà.
A une double inhumation.
Celle de la personne qu'elle aimait le plus au monde et d'un parfait inconnu.

Elle appréhendait cet instant où elle allait devoir se pencher sur le cercueil, lui dire ses adieux. Mais en réalité, rien de ce qu'elle croyait pouvoir arrivé ne s'est produit. Ni une vague de pulsion sanguinaire, ni même le moindre petit plaisir devant cette chose morte.
Sans doute parce que « cette chose morte » est sa sœur justement.
Malgré les années et la mort, elle n'a eu aucun mal à la reconnaître. Elle a, comme toujours, eu l'impression de se regarder dans un miroir, et se trouver là, à sa place, allongée dans cette boite pour l'éternité, l'a étonnement apaisée. Parce qu'elle préfère fantasmer sur sa propre mort plutôt que de constater véritablement que la vie de sa cadette est achevée.

En revanche, lorsqu'elle a jeté un coup d'œil sur le cadavre de l'inconnu, cet homme qui a été le dernier à parler à sa sœur, a l'avoir touchée, sans doute aimée, la sensation n'a pas été la même.
Qui était-il?
Où se rendaient-ils ensemble lorsque leur voiture a été broyée par ce camion? Pourquoi cet accident? Pourquoi eux?
Elle ne le saura jamais. Leurs secrets sont désormais morts avec eux, et bientôt enfouis sous terre.
Même leurs parents ne le connaissaient pas. Mais les proches de ce dernier ont insisté pour que les enterrements de ces deux pauvres âmes en perdition se déroulent simultanément. Parce que soit disant ils s'aimaient plus que tout au monde, parce que c'est ce qu'ils auraient voulu, parce que s'ils sont morts ensembles c'est que c'était écrit et que ce serait un crime de les séparer.
Très bien.
Les parents de la petite n'avaient pas le courage mental de résister à quoi que ce soit, alors ils ont accepté.
Ange aurait refusé.
Elle n'aurait jamais accepté une telle chose s'il elle avait eu son mot à dire, si elle était arrivée à temps.
L'amour n'existe pas.
La peur non plus.
Tout est futile.
Les sentiments humains sont absurdes, primitifs. Il n'y a que la chair et le sang de réels.
Seulement la chair et le sang.

Alors lorsqu'elle s'est penchée sur le cercueil de ce cadavre aux cheveux noirs. Celui là même qui a assassiné sa petite sœur dans cette voiture en choisissant inconsciemment de foncer dans ce camion, oui, à cet instant précis où son visage couleur de vie était si proche de ce visage couleur de cire, une incommensurable envie de lui faire du mal l'envahit. S'il elle le pouvait, elle le ramènerait à la vie, simplement pour lui faire les pires supplices imaginables. Mais c'est impossible.
Elle le sait.
Alors elle se serait contentée d'autre chose.
Quelque chose de plus simple.
Elle se serait contentée de refuser à cette dépouille de reposer en paix.
Elle aurait aimé s'approcher encore un peu plus. Encore un peu plus de ce visage si pâle et néanmoins beau. S'approcher jusqu'à le frôler. Jusqu'à ce qu'elle ouvre la bouche. Jusqu'à ce qu'elle montre ses dents et les plante dans cette chair froide. Jusqu'à ce qu'elle morde de toutes ses forces et arrache un morceau de ce visage si doux qui a tué cette innocente.

Oui... en ce penchant sur ce cercueil, Ange l'a parfaitement ressenti: les pulsions qu'elle tentait désespérément de contrôler depuis vingt-quatre ans se sont mises à ressurgir si violemment, en une vague si puissante que rien ni personne n'aurait pu les arrêter.

Il est trop tard désormais. Elle le sait.

La mort de sa sœur vient de déclencher la libération de la véritable Ange.
Ange est désormais son propre démon.

L'ange est le mal...

AngeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant