12. Acide Jasmonique

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Acide Jasmonique, n.m. [Chimie] : Phytohormone ou molécule de défense libérée lorsqu'une plante est attaquée. Odeur caractéristique se dégageant de l'herbe coupée.


Mon premier déjeuner en compagnie de Jonas a été délicieux sur bien des points. Le suivant le fut encore plus. Et le suivant, bien plus encore.

C'est devenu une habitude entre lui et moi. En tout cas, moi je m'en suis vraiment habitué. A chaque fois que je suis à l'atelier et qu'il a son midi de disponible, Jonas débarque ici avec une montagne de nourriture pour que nous mangions ensemble. Même si ça fait maintenant une dizaine de fois que c'est arrivé, je reste choqué à chaque fois qu'il vient. Et surtout, je suis encore plus sous le charme. Il est parfait et c'est pas peu de le dire.

Aujourd'hui, je sais qu'il ne viendra pas. Il a cours toute la journée et ne sait même pas à quelle heure il sera de retour au presbytère. Du coup, j'ai décidé de travailler sur ma BD toute la journée. Ces derniers jours, en dehors des cours, j'ai réussi à avancer dans le projet mais pas autant que je ne l'aurais voulu. En même temps, la présence de Jonas a le don pour me faire perdre mes moyens ou embarquer mon esprit partout sauf vers Arthur. Aujourd'hui, c'est donc le moment de rattraper mon retard d'autant plus que maintenant, je commence le crayonné.

Je vais enfin m'affairer aux premières planches de l'histoire. Plus de présentations de lieux, de personnages. J'attaque le vif du sujet. C'est une nouvelle étape et pas n'importe laquelle. Une que j'aime énormément parce que c'est là que l'histoire commence réellement à prendre forme pour la première fois autre part que dans mon esprit.

Première étape, voir mon storyboard. Des choses changeront, j'en suis sûr. Depuis que j'ai écrit le storyboard des premières pages, il y a eu du changement dans mes idées, dans ce que je veux montrer, faire ressentir. Le maître mot reste de démontrer l'importance de la littérature dans l'histoire de notre société. Mais Arthur lui, devient de plus en plus libre dans ses mouvements et ses pensées. Il est toujours bêcheur, bien sûr, mais depuis que j'ai son visuel complet et que je suis totalement au clair sur son caractère, c'est comme s'il me faisait sentir que certaines de mes idées ne lui plaisent pas. Pourtant pour certaines d'entre elles, il n'aura clairement pas le choix.

Si, il sera obligé de côtoyer la littérature étrangère qu'il rejette.

Si, il devra faire face à des sentiments qu'il ne connaît pas face à des personnes _ surtout une _ qui ne vont pas dans son sens.

Cependant, j'ai accepté qu'il aille à la bibliothèque à vélo et non pas en transport en commun, comme je l'avais imaginé, pour ne pas avoir à côtoyer des personnes à l'hygiène douteuse aussi tôt le matin.

J'ai aussi accepté qu'il ait un régime particulier. Des repas faits maison avec des produits uniquement sains et bios. Je me demande même pourquoi je n'y ai pas pensé plus tôt. Un esprit sain dans un corps sain. Puis, Sir Arthur vaut mieux que des plats bas marchés achetés à la va-vite. Mais de temps en temps, il accepte de faire des écarts. Notamment lorsque ses sœurs le poussent à venir manger en ville avec elle.

Bêcheur, mais attaché à sa famille.

C'est d'ailleurs pour ça que la première planche se passera sûrement chez lui. Il se prépare.

Un chino marine. Un polo blanc. Des converses blanches. Il se coiffe attentivement. Pas une seule mèche ne doit aller de travers. Et pour finir, il réajuste la montre qui ne quitte jamais son poignet.

Il rejoint sa famille dans la cuisine pour le petit déjeuner. Un verre de jus d'orange qu'il avale pendant que son thé infuse. Une tartine sur laquelle il étale de la confiture de framboise. Puis sa boisson vitale qu'il attrape avant de s'installer sur la terrasse. Seul.

Il ne le montre pas mais il a quand même une certaine appréhension pour cette journée. Il doit aller en cours _ nouveau lieu et nouvelles personnes _ puis partir pour son premier jour à la bibliothèque _ là aussi, nouveau lieu et nouvelles personnes.

Ni ses mères ni ses sœurs ne viennent le voir. Elles le connaissent beaucoup trop et savent que dans ces moments-là, il ne faut pas aller le voir. Il viendra de lui-même s'il en a besoin. Dans le cas contraire, il ne sera bon qu'à envoyer paître les personnes qui s'approchent de lui. Il ne faut pas savoir qu'il n'est pas toujours confiant. Ça nuirait à son image de jeune homme modèle. Ce qui changera bientôt.

Il finit par rentrer, laver sa tasse et embrasser tout le monde avant d'enfourcher son vélo et de partir à son premier jour de cours.

Je ne vais pas détailler ça, surtout que ce premier jour n'a servi qu'à présenter la formation et à faire connaissance les uns avec les autres. Vraiment quelque chose qu'il n'aime pas du tout d'autant plus que tout le monde a l'air si barbant pour lui. Des personnes sans ambition, à la culture beaucoup trop limitée. Bref, rien de très intéressant. Comme il a du temps avant d'aller à la bibliothèque, il rentre chez lui pour manger un morceau. Il est tout seul, mais ça ne le dérange pas. C'est calme. Et la solitude, c'est ce qu'il préfère.

Puis c'est l'heure. Il doit aller à la bibliothèque pour son premier jour.

Je m'arrête là et reprends mes dessins depuis le début. Je vérifie que tout soit cohérent, qu'Arthur ne soit pas différent d'une case à l'autre. Mais tout m'a l'air bon. Cependant, ce n'est que le crayonné, les détails ne sont pas présents. Pour le moment, le plus important reste les proportions et les mises en scène. Est-ce que tout sera visible ? Compréhensible ? Il y a pas trop de détails dans certaines cases ?

Avec la bande-dessinée, tout doit être réfléchi. Il n'y a pas qu'une seule manière de lire une BD. Il y a plusieurs niveaux de lecture. Le moindre détail a son importance. Il peut être remarqué par le lecteur ou non. Il peut aussi être interprété différemment par lui. Alors tout doit être pensé, à la ligne près. C'est l'une des choses que j'aime le plus dans le dessin. C'est la manière de faire passer plusieurs sens, plusieurs émotions à différentes personnes à l'aide d'un seul dessin. C'est ce qui est fascinant avec l'art abstrait d'ailleurs. Chaque personne peut voir ce qu'il a envie de voir et donc en ressentir les émotions qui vont avec ses pensées. Et je veux que dans ma BD, outre l'histoire principale, les gens découvrent les détails et les interprètent à leur manière. Et qu'au fil de l'histoire, ils voient s'ils avaient raison ou alors aient envie de revenir au début de l'histoire pour découvrir ces choses qu'ils avaient manqués.

C'est ça en fait.

Je veux une bande-dessinée qu'on aime lire et relire.

Une bande-dessinée que l'on redécouvre à chaque lecture.

J'ai fait deux planches complètes pour le moment. J'y ai même rajouté des détails sur Arthur pour étudier ses expressions. Je veux être sûr de les tenir. Je vais pour attaquer la troisième planche mais il commence à faire trop chaud dans la pièce. Réfléchir ça crée du chaud. Et là, j'irradie de chaleur.

Alors j'ouvre la fenêtre et je sens mon corps me remercier dès qu'il sent un petit vent frais passer. Je peux enfin retourner à mon travail.

Ça sent bon. Je reconnais l'odeur de l'Acide Jasmonique. Quelqu'un doit tondre la pelouse. Pas Jonas en tout cas. Lui l'a fait il n'y a pas longtemps. Ça je le sais bien.

Comme si je pouvais oublier ce jour-là.

J'ai envie de sourire en pensant à lui. Mais à la place, je sens mon corps se figer. Et mon crayon glisser d'entre mes doigts alors que je regarde ma dernière planche.

Planche que je vais devoir refaire à cause d'une erreur que je n'ai encore jamais faite lorsque je dessine. Parce qu'à la place du visage d'Arthur, c'est celui de Jonas que je vois tracé devant mes yeux.

Nom de Dieu ...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant