MOLOCH

CHAPITRE QUATRE : LES JOURS ÉCRITS

Cette semaine, c'est deux chapitres pour le prix d'un. Celui-ci est un peu plus long, TW violence, mention de mort/suicide. Bonne lecture, enjoy /o/

Louis, 18h34, Vendredi.

Louis relit avec attention l'invitation à un colloque sur Frege qu'on vient de lui donner. Il a lieu dimanche. Il ressasse les mots de Hyacinthe, pendant un petit moment. Surtout le nom de Thomas. Il sent un goût de brûlé dans sa bouche chaque fois qu'il entend le nom de son oncle. Thomas Almean, le frère de sa mère, qu'il n'a jamais connu parce qu'il est mort à dix-sept ans. Son père avait été lapidaire concernant son beau frère, avait craché qu'il s'était suicidé en s'ouvrant la gorge, devant quatre témoins, dont deux étaient ses amis d'enfance, et dont un autre faisait partie des Rightway. Jack, frère cadet du père de Louis et frère spirituel de Hyacinthe pendant une période de sa vie. Louis ne lui avait jamais vraiment parlé, à son oncle. Il ne garde de lui qu'un vieux blouson en cuir qu'il portait à l'époque où il fréquentait Thomas. Louis avait fouillé dans toutes ces histoires de famille, découvert tous les secrets qu'ils tentaient vainement de cacher à ses yeux de jeune adolescent de treize ans. C'est comme ça qu'il a su que Jack et Thomas n'étaient pas de simples connaissances, qu'en vérité, ils s'aimaient, que Jack avait été un connard, qui a trompé, humilié, détruit Thomas. Louis est dans le camp de Thomas depuis qu'il est en mesure de savoir les recoins sombres du passé de sa famille bien trop propre sur elle, qui veut tout faire pour se donner une image parfaite au sein de ce drame horrible et incompréhensible. Malgré tout, son nom reste difficile à entendre. Il a bien conscience du traumatisme que cela a engendré, notamment chez sa mère. Et Louis a pris l'habitude de protéger sa famille, en particulier sa mère. Ils s'entendent sans vraiment s'aimer, mais le souvenir de Thomas les a rapproché à un moment difficile de leur vie à tous les deux. La famille Rightway Almean dans son lot de drames quotidiens est un déterminisme auquel Louis se fait tant bien que mal, sachant très bien que Hyacinthe, lui, ne le supporte plus depuis qu'il est enfant. Devant le papier du colloque, Louis a presque envie d'appeler sa mère. Pour lui dire qu'il étouffe un peu, ces temps-ci, que ça devient difficile à gérer, son frère, le boulot, élever Flower, devenir un père par procuration, ça commence à le fatiguer. Mais après tout, elle ferait quoi ? Ce serait quoi l'utilité ? Ça fait des années qu'il ne lui a pas parlé. Son appel sonnerait dans le vide. Et Louis n'est pas d'humeur à se confronter à un répondeur.

« Eh, Louis, y a un appel pour toi. »

Louis lève la tête. Aravane est penchée au dessus de lui, le visage enfantin et angélique, les yeux qui pétillent à la simple joie de lui parler. Dès qu'il la voit, Louis a envie de fumer. Pour partir. S'isoler. Cette femme le dérange.

« Qui me demande ?

-L'école de ton neveu.

-C'est le jour de congé de Hyacinthe, pourquoi on m'appelle moi ?

-Ils m'ont répondu qu'ils n'arrivaient pas à le joindre.

-Pour changer. »

Louis glisse l'invitation dans une poche de sa blouse blanche. Il s'avance jusqu'au combiné central de l'hôpital. Au téléphone, une voix féminine un peu gênée le supplie de venir chercher Flower, seul depuis deux heures dans la petite garderie qui a fermé il y a maintenant presque une demie heure. Dès qu'il s'agit de Flower, il arrive parfois à Louis de monter en tension. Il est en colère, fait rare car Louis ne s'énerve absolument jamais, contre son frère jumeau, incapable de prendre soin de son propre fils et contre cette école inconsciente qui a laissé son neveu de neuf ans, seul, dans la nuit, dehors. Il raccroche violemment le téléphone, ne demande même pas la permission pour sortir de l'hôpital, monte dans sa petite voiture beige et se retrouve presque par magie dans la cour d'école de Flower. Le gamin est assis sur la marelle, il semble dessiner des personnages avec des cailloux, il est vaguement éclairé par quatre lampadaires, un filet de buée s'échappe de ses lèvres. Face à ce gamin seul, mais qui a tellement l'habitude d'être oublié par son père qu'il sait comment trouver des jeux pour attendre son oncle en remplacement, Louis sent une rage violente anéantir tous ses principes de stoïcisme scientifique. Peut-être parce que Flo lui ressemble, dans un sens, qu'il fait un transfert de son propre sentiment de solitude et d'abandon sur ce gosse adorable qui n'a pas mérité une situation pareille. Mais après tout, la solitude force l'imagination, n'est-ce pas ? C'est que Hyacinthe a déjà rétorqué à son frère. Et malgré tout le respect que Louis porte à son frère, il méprise de toute son âme, de tout son corps, son comportement envers Flo. Il ne comprend pas comment on peut agir comme ça, comment on peut penser juste des arguments pareils. Flo tourne la tête vers son oncle. Il lui fait des signes avec ses bras et porte au dessus de son écharpe un immense sourire. Lui et Louis forment un duo très soudé, ils sont liés par une affection étrange et un peu sordide, due au hasard, aux circonstances qui entourent la naissance de Flo, aux peu de principes moraux que possédaient encore Louis à l'époque. Flo a été le miracle de Louis, même s'il refuse de l'admettre, il en a conscience. Il lui arrive de vouloir parfois protéger ce gamin du monde entier, et Flo comprend le manque de démonstration affective et sentimentale de la part de son oncle, les silences, il vit au quotidien la véritable maladresse de Louis et son oncle le touche, il lui permet d'éviter le regard terrible, lourd, inquiétant et accusateur de Hyacinthe dont il sent le mépris et parfois même l'indifférence. Il ressent en son oncle la même tristesse qui l'anime lui aussi. Flo a l'impression parfois que seul son oncle le comprend vraiment. Ou au moins essaye de le comprendre. Il ne s'étonne même plus de le voir sur le parking, la nuit, dans sa voiture d'occasion. Il n'est même plus déçu que ce ne soit pas son père qui vienne le chercher. Dans sa tête de gosse, c'est Louis, son père.