chapitre 1

392 20 46
                                    

Une à une, les lumières se sont éteintes doucement, plongeant Henry dans l'obscurité. Il aimait ces instants précieux, où tout se taisait enfin. Les collègues ne virevoltaient plus, l'ambiance lourde et pesante avait laissé place à un calme plat. Il griffonna encore quelques phrases, pour un dossier à rendre le lendemain, puis, très vite, reposa le stylo. Il était loin de tout. Loin d'elle, cette femme qu'il avait pourtant tant aimé. Lily.

Mais ses rires et ses grands bras ne réchauffaient plus autant son cœur. Elle était devenue exaspérante. Il soupira, le cœur gonflé de quelque chose qu'il ne comprenait pas. Son téléphone illumina le bureau avant de replonger dans l'obscurité. Il fixa l'objet avant de le saisir, d'un geste un peu maladroit. Il craignait ses appels, il craignait de l'affronter encore, il était épuisé. Elle avait oublié son portefeuille et souhaitait qu'il lui rapporte. Trois fois rien. Mais trois fois trop. Tout était toujours trop. Il grommela quelque chose et récupéra son portefeuille. Il n'était pas pressé de rentrer. Il fit glisser l'objet entre ses mains. Une photographie un peu jaunie s'en échappa. C'était une photo de leur mariage. Ils avaient le sourire des amoureux éperdus, de ceux qui ne craignent que l'absence. Son visage s'assombrit. Un léger malaise s'empara de lui, qu'il ne parvenait pas à maîtriser. Cette photographie le rebutait. Il détestait ce sourire. Il détestait ces visages inconnus l'acclamer. Ce jour-là, il était seul. Sa seule voisine avait été la seule à faire le déplacement. Il lui avait rentré dedans par inadvertance, les bras chargés de cartons. Et puis, ils avaient ensemble noué un lien indéfectible. A chaque fois qu'il voyait cette photo, il se sentait terriblement seul. Il aurait tant aimé qu'Elle soit là. Sa mère.

Mais Elle n'était pas venue. Elle ne viendrait jamais plus. Il soupira et fit glisser sa bague de fiançailles entre ses doigts. Et il rangea soigneusement la photographie. Il avait le cœur tordu de douleur, et observa les étoiles en silence. Est-ce qu'Elle était fière de lui ? Ce geste était anodin, pourtant, ce soir, tout avait changé. Avec la violence de l'eau glacée sur le visage, il avait compris.

Tout était enfin clair. Ça tournait dans sa tête depuis ce matin, depuis qu'il avait surpris des collègues s'embrasser à pleine bouche à la cafétéria. Il y avait quelque chose dans leurs regards qui lui manquait. Une étincelle. Trois fois rien. Mais trois fois trop. Elle avait glisse entre ses doigts. Elle avait filée.

Il se sentit immensément lourd, écrasé par un chagrin inaudible qui brûlait en dedans. Tout était devenu étouffant, écrasant. Cette nuit, il affrontait seul son manque de courage. Le téléphone s'alluma une seconde fois. Elle s'impatientait. Mais cette fois, il ne tourna pas la tête. Il ne voulait pas d'elle, de son sourire niais et de ses ongles vernis qui instillaient dans son cœur des flèches embrasées.

Ici, dans la solitude de la nuit, il n'avait plus à être fort. Au moins un instant. Il n'avait plus ses yeux comme reflet de son échec. Il l'avait laissé filer. Mais pourtant, après des années de mariage, il dût se rendre à l'évidence. Il ne savait pas à quoi pouvait ressembler le monde sans elle. Elle avait toujours été là. Il avait détesté cela dès la première seconde.
Elle avait pris sa place à Elle. Il nourrissait ce chagrin depuis trop d'années. Il n'était à l'époque qu'un enfant innocent. Et en quelques secondes, il avait tout perdu. Son héroïne. Son modèle. Et un père, qui ne l'a plus jamais regardé comme un enfant. Il était devenu un criminel, sans même le vouloir. Il avait cessé d'être un enfant le jour où il dût déposer des roses blanches dans le grand cercueil de sa mère. Et très vite, il ne resta d'elle qu'une stèle fleurie. Et puis, Lily était arrivée, l'avait extrait de cette spirale infernale, et ils étaient partis, laissant loin derrière eux un trou béant, avec son nom gravé en lettres d'or. Tout était allé trop vite. Et maintenant, Lily aussi était partie. Il ne savait plus comment affronter ça de nouveau. Elle avait été son soleil, mais aujourd'hui, ses mains froides sentaient l'absence. C'était un fantôme qui prenait toute la place, et tout se répétait de nouveau. Il était épuisé de retenir les gens. Il n'avait pas su. Il n'avait jamais appris. Alors lorsqu'elle appela une dernière fois, comme un dernier cri dans la nuit, il éteint son téléphone. Ce soir, il ne rentrerait pas. Il allait abreuver son âme d'alcools forts. Noyer ses peines. Peut-être qu'en voyant la mort d'aussi près, il pourrait discuter avec son bel ange. Il se leva précipitamment, éteint la lumière, et disparut, empli d'une colère sournoise. C'est agréable, la colère, ça tient chaud, ça colle à la peau, comme une amie invisible qui est toujours là. Et en grandissant, la colère s'était tue, terrée dans un recoin. Mais certains jours, elle réapparaissait, toujours plus vive et plus sournoise. Il s'emmurait à l'intérieur, et ça le tenait en vie. Son silence était son armure. A l'intérieur de lui, il vivait pour deux. Lily ne trouva jamais sa place. Il n'y en avait jamais eu pour elle. Mais parfois, le silence devenait trop lourd à porter. Alors il buvait, et de nouvelles ailes gonflaient son armure, et il se sentit si léger qu'il respirait de nouveau, et que son torse n'était plus une dalle de béton qui lui faisait mal. Et plus il buvait, et plus la douleur s'évanouissait. Il le savait pourtant, le silence est une bombe à retardement qui explose le cœur.

Et c'était aujourd'hui que son cœur grondait. Il y avait tant de chagrins indicibles cachés là, refoulés trop longtemps. Mais c'était trop tard, le piège s'était déjà refermé sur lui. Il avait le sentiment indéfinissable et confus d'être passé à côté de sa vie. Dans quelques mois, ils allaient accueillir un enfant. Il n'en avait jamais voulu. C'était juste arrivé. Il était resté, ne sachant où aller. Tout le monde l'avait acclamé, avait salué son courage de rester. Il se contentait de sourire. Lily voulait cet enfant. Alors il avait acquiescé, même si son coeur était si lourd qu'il appuyait fort contre sa gorge. Lily était aux anges. Il avait appelé sa mère, une seule fois. Il aurait voulu lui dire tout ça. Lui dire qu'il ne se sentait pas prêt. Elle aurait compris. Le répondeur hurla dans le vide.

Heureusement, Fatima, sa voisine, avait été là. Elle n'avait plus toute sa tête, mais un cœur assez grand pour leurs deux solitudes réunies. Un sourire délicieux, masquant une profonde solitude, le sourire de ceux qui se sont battus trop longtemps, le regard de ceux qui sont seuls, qui ont dû affronter trop d'adieux. Dans ses bras, il était à sa place. Il s'était reconnu dans ses silences. Son mari était parti rejoindre les étoiles. Et comme Henry, elle guettait son retour. Elle était persuadé qu'il reviendrait. Elle n'avait pas eu son bisou, s'amusait t'elle à dire en souriant. Lui non plus, songeait-il. Sa mère s'était éteinte sans son petit garçon. Il attendait qu'elle revienne, rien qu'une seconde, pour pouvoir faire ses adieux convenablement. Ni l'un ni l'autre ne savaient manier les mots de leur cœur. Mais ils s'étaient trouvés. Elle lui parlait d'Ali, son formidable mari, et lui, lui parlait d'Elle.

Elle déambulait parfois pendant des heures, cherchant un endroit où aller, n'importe où mais ailleurs. Elle disait aller faire des courses, mais toujours sans sac. Ils avaient fini par comprendre qu'elle étouffait parfois, et que marcher donnait un sens à sa vie, un but à atteindre. Alors ils ont fini par la laisser apaiser ses angoisses ainsi. Inconsciemment, c'est Ali qu'elle cherchait. Elle voyait son visage dans les reflets, sentait son parfum dans chaque recoin. Ce n'est pas des choses qui se racontent, l'absence. Il n'y a pas de mot pour décrire cette douleur infinie. On ne parle plus quand on a perdu son âme soeur, on explose en dedans, et ce petit coeur se brise sans bruit. La tête oublie, la peau, rarement. Elle pensait qu'en le retrouvant lui, elle redonnerait un sens à sa vie. Ses mots se perdaient dans ses silences, et parfois, elle fixait quelque chose avec des yeux vides. Henry comprenait. Ça lui arrivait aussi.

Alors, quand elle arriva un beau jour, en hurlant que son neveu, son tout petit, arrivait, personne ne la crut. Elle se confondait en excuses, ponctués de sanglots. En une fraction de seconde, elle apprenait l'existence d'un neveu, et qu'il était en danger. Elle ne savait plus. Elle répétait inlassablement des mots qui n'avaient déjà plus de sens. Des mots qui serraient violemment sa gorge. Elle avait entendu la voix blanche de sa petite soeur. Elle avait senti le silence dans sa voix. Elle avait compris qu'elle avait échoué en tant que mère. Et une supplication, comme un cri, un appel au secours. "protège le du monde". et pour la première fois de sa vie, elle demanda de l'aide. Elle tendit son téléphone, avec dans le coeur, l'assurance que tout irait mieux très vite. Elle avait confiance en Henry. Le destin de son neveu était désormais entre ses mains. Il lui demanda simplement ce qui était arrivé.

Le silence qui suivit fut lourd de sens. Elle ne savait plus. Il n'avait pas de nom, il était presque un fantôme sans visage. Elle avait entendu sa soeur pleurer, et c'est tout ce dont elle avait besoin de savoir. Il y avait urgence, et c'était la première fois depuis longtemps qu'elle avait quelqu'un a sauver. Henry ne voulait pas l'être. Lui, il accepterait peut-être. Elle était une brave femme, le coeur sur la main et la tête dans les étoiles.

Il viendrait. Elle savait qu'il viendrait. Elle n'avait pas su sauver son Ali d'un cancer. Mais lui, elle ferait tout son possible pour qu'il soit heureux. Et tant pis pour le reste. Elle était prête à se battre. Désormais, dans ce monde immense, elle n'était plus toute seule. Elle avait quelqu'un pour qui exister.

Lights up - En RéécritureOù les histoires vivent. Découvrez maintenant