Chapitre 46 : Des mots sur des sentiments

578 91 20
                                    

Falling again - Klang
_________________

Dans sa chambre d'hôtel, sous bonne garde, Matthew lisait les paroles que son père lui avait remises avant de l'enfermer. Il était censé les apprendre en un jour. Mais les mots lui paraissaient fades et les phrases, vides de sens, tellement loin des histoires que racontaient celles de Neil.

Il sentit son cœur se serrer. Il ne reverrait plus le violoniste, puisque son père s'était décidé à l'effacer de sa vie. Ce n'était pas comme s'il pouvait se tourner vers quelqu'un à présent. Winston. Matthew Winston. Son vrai nom le dégoûtait. Pour lui, il était Matthew Eldohn. Ce personnage si pauvre avec lequel il avait grandi et à qui rencontrer Neil avait donné un peu de consistance.

Et Matthew Eldohn avait un dernier message pour Neil Aaron, avant de disparaître. Il fallait qu'il le remercie, pour tout ce qu'il lui avait permis de vivre, pour l'avoir supporté, soutenu, pour avoir été à ses côtés qu'importaient les difficultés. Il fallait aussi qu'il lui dise à quel point il tenait à lui, qu'il lui était devenu indispensable. Matthew ferma les yeux. Lui dire qu'il l'aimait.

Matthew commença par étudier les différents textes donnés par son père pour voir lequel serait le meilleur à remplacer et choisit un de ceux dont il aimait l'instrumentale. Il la mit en boucle sur son portable et attrapa une feuille vierge, couchant sur papier tout ce qu'il avait à dire. Il n'avait pas beaucoup de temps alors la chanson ne serait pas mélodieusement incroyable, mais ce n'était pas le plus important.

La tâche fut compliquée, mettre ainsi ses sentiments sur papier, il n'avait pas vraiment l'habitude. Comme Neil aimait les histoires, il décida d'y mettre la sienne, et puis ça l'arrangeait d'être un peu subtile ; il n'avait pas non plus envie de mourir de honte au bout de deux phrases. D'autant plus que son père risquait de le faire taire s'il réalisait qu'il chantait une autre chanson que la sienne, alors sans être trop direct, il amena, pièce par pièce, tout ce qu'il avait ressenti aux côtés de Neil.

La nuit déclina, laissant le ciel se peindre d'un doré pâle, lorsque Matthew reposa enfin son stylo. Il chanta deux ou trois fois son texte, un peu mal à l'aise d'exprimer tout ça à voix haute - qu'est-ce que ce serait face à un public ? - mais obligé de vérifier que tout s'enchaînait bien. Certains passages le forçaient à accélérer le rythme pour ne pas être pris de court par la musique, mais il avait dit ce qu'il avait à dire. Et l'ensemble était bien.

- Parfait, murmura-t-il.

Il lui restait une chose à faire. Le cœur battant, il ouvrit la porte de sa chambre d'hôtel. Les gardes du corps de faction se tournèrent vers lui dans un même mouvement.

- Je veux parler à Winston, concernant le concert de ce soir.

Il n'avait plus de portable, alors l'un d'eux composa le numéro de Winston et lui tendit le sien, avec l'ordre de rester à côté d'eux durant l'appel. La première sonnerie lui tordit les entrailles. La seconde le fit fermer les yeux un instant. Il remercia ses années de théâtre quand la voix glaciale de son père résonna.

- C'est par rapport au concert de ce soir, dit-il sans un bonjour. Personne ne m'a donné d'ordre pour les chansons, je peux vous envoyer celui dans lequel je les ai appris. Vous pouvez toujours le changer, mais je préférerais que ça ne bouge pas. Deux jours pour apprendre autant de musiques, c'est trop court.

- Soit, peu importe. Envoie-les-moi et je transmettrai. Fais juste en sorte que ça marche et souviens-toi que tu n'auras pas de seconde chance.

Matthew ne répondit rien, il se contenta de raccrocher et prendre en photo la liste des chansons où la sienne apparaissait en dernier. Une fois envoyée, il lança le téléphone et se renferma dans sa chambre d'hôtel. Il employa le temps restant à finir d'apprendre ses textes, jusqu'à ce qu'on vienne le chercher pour l'emmener au lieu du concert. Dans la limousine, lorsqu'il passa par les coiffeurs, maquilleurs, il continua de répéter les textes, et surtout un en particulier.

Quand on lui installa les micros, qu'on ajusta ses vêtements de scène, il sentit un trac sans nom l'envahir. Ça ne lui arrivait jamais. Comment il était supposé réagir, alors que son cœur battait si vite qu'il semblait vouloir s'arracher de sa poitrine ? Tout ça à cause de la dernière chanson, celle qu'il destinait à Neil.

Repenser à lui, lui rappela toutes les manies qu'il avait lorsque le tract le prenait. Quand il triturait son violon ou marchait de long en large devant les lourds rideaux des coulisses. Avec un sourire triste, Matthew serra le micro.

Lorsqu'il apparut enfin sous les lumières, sa gorge s'était serrée. Les exclamations enflammées du public ne le réchauffèrent pas. Puis il capta la confusion générale. Neil ne se montrait pas. Neil n'était pas là. Lorsque la musique commença, qu'il se mit à chanter, il vit bien que la flamme qui animait habituellement le public, quand Neil jouait avec lui, faiblissait. Évidemment, ces paroles creuses étaient loin des histoires touchantes que racontaient celles du violoniste.

Avec une angoisse grandissante, il enchaîna donc les chansons sans saveur, terrifié à l'approche du moment fatidique. Chaque morceau lui pesait. Sa voix trembla légèrement à la fin de l'avant-dernier, d'angoisse. Après les applaudissements un peu forcés du public, les premières notes de sa chanson résonnèrent. Matthew n'avait plus le choix, il avait fait exprès de ne pas apprendre les vraies paroles, pour ne pas pouvoir se défiler.

Les premiers mots qu'il chanta furent mal-assurés et une chape de plomb se posa sur la salle de concert, comme si le public comprenait qu'il se passait quelque chose. Finalement, sa voix retrouva son envoûtante clarté, qui se mêla de tristesse lorsqu'il réalisa qu'il chantait son message d'adieu à Neil.

Une voix résonna soudain dans son oreillette, en colère :

« Le producteur te demande d'arrêter ça immédiatement, ce ne sont pas les paroles écrites. »

Il se mordit la lèvre, c'était trop tôt. Matthew persista à chanter les mots destinés à Neil, le regard fixé dans la foule. Sa gorge serrée lui faisait apprécier d'être incapable de pleurer. La musique s'arrêta, lui s'entêta, il n'en était même pas au quart de ses paroles, c'était sa dernière chance d'exprimer à Neil ce qu'il ressentait. Puis se fut au tour de la lumière de se couper et les hommes de son père montèrent sur scène pour l'arrêter par la force.

Son micro lui fut arraché. C'était fini. Et il n'avait pas eu le temps de dire ce qui lui pesait sur le cœur. On le sortit de la scène, encore une fois en le traînant. Dès qu'il eut mis le pied dans les coulisses, Winston fonça vers lui comme un taureau enragé. Il le saisit par le col de sa chemise et le repoussa si violemment il faillit tomber.

- QU'EST-CE QUE ÇA SIGNIFIE ? DE QUEL DROIT TE PERMETS-TU DE CHANGER LES PAROLES QUE L'ON TE DONNE ? QUAND APPRENDRAS-TU À OBÉIR ?

Matthew ne broncha pas, tendu, attendant juste qu'il le lâche. Il détestait par-dessus tout que son père le touche. Ce type se comportait avec lui comme s'il n'était qu'une source de revenus, bon à jeter quand il rapporterait moins qu'il coûtait.

- Avec tous les efforts que nous avons faits pour débarrasser ton image de ces rumeurs qui courent entre toi et ce violoniste ! Cette chanson va empirer les choses. Je t'avais pourtant prévenu. Crois-moi, je t'apprendrai à écouter.

Cette fois, Matthew dut mettre toutes ses forces pour ne pas sourire. Winston n'y était pas parvenu en une vie entière et il pensait que ça allait changer maintenant ?

- Tu savais que la maison des Aaron était sous hypothèque ? Cela faisait bien longtemps que l'échéance du remboursement était dépassée.

Une pierre chuta dans son estomac.

- Qu'est-ce que tu as fait... ?

- La banque n'a pas pu refuser l'offre que je lui ai faite. Après tout, c'était un prix très généreux considérant l'état de cette bâtisse. Ce n'est pas moi qui vais t'apprendre que pour atteindre ses objectifs, il faut savoir s'en donner les moyens, n'est-ce pas, Matthew ?

ShowOù les histoires vivent. Découvrez maintenant