Gluggavedur

I

— Tu veux bien y réfléchir ? Au moins juste l'envisager ? Ce n'est pas grand-chose, un petit show dans un festival. Ce serait bon pour ton prochain album, ça referait un peu parler de toi. Personne ne t'a oublié, hein, essaye-t-il de se rattraper. C'est bon pour la marque.

La marque. Hubris. Linus aimerait juste être Linus. Il le dit et répète depuis 2 ans, les shows, jouer au DJ, ça ne l'intéresse plus, ça le stresse plus qu'autre chose, ça ne lui apporte rien. Il pensait que tous ces gens qui travaillent pour la marque Hubris, son nom de scène, l'avaient enfin compris. Plus d'un an qu'il a arrêté les festivals et shows démesurés et son producteur cherche à le refaire monter sur scène ?

Ils ont beau parler la même langue, ils ne se comprennent plus. D'ailleurs qui le comprend ? Certainement pas tous ces gens qui travaillent pour lui et qui n'ont pas tellement apprécié sa décision d'arrêter les tournées.

Ses amis d'enfance qu'il emmène partout avec lui ? Il les a « embauchés » pour qu'ils restent près de lui, pour essayer de se rattacher à sa réalité, à ses débuts, ses racines, ce qui le rassure. Mais quel genre d'ami doit payer des gens pour qu'ils restent avec lui ? Quand vous avez suffisamment d'argent pour faire vivre des dizaines de personnes et assurer l'avenir de plusieurs générations après vous, en faut-il encore plus ? L'argent ne fait pas le bonheur, il en est la preuve vivante. Parfois il se dit qu'il serait peut-être plus heureux s'il était resté dans sa chambre avec ses deux potes à passer des nuits blanches à faire de la musique qu'ils seraient les seuls à écouter.

Pour tenter de se changer les idées, Linus quitte sa chambre, parcours les couloirs cossus du palace où il séjourne, traverse le hall d'accueil majestueux, le personnel le salue discrètement. Puis il est dehors dans la chaleur moite du pays Quatar. Il est à peine sorti de l'enceinte de l'établissement qu'un couple s'approche de lui, légèrement surexcité. Il les entend s'exclamer, pensant qu'il ne les entend pas, « C'est lui ? C'est Hubris ? ». Il tente de passer à côté en leur souriant, mais ils l'interceptent et demandent un selfie. Il cède sans grande envie, réalisant que ce ne sont même pas des fans, qu'ils l'ont juste reconnu parce qu'ils savaient qu'il séjournait ici. Ils le remercient à peine pour la photo et ont déjà les yeux rivés à leurs écrans. Linus réalise avec amertume, que la photo est probablement déjà sur Instagram, alors qu'il n'a même pas traversé la rue.

Cette scène rajoute à ses frustrations et son anxiété. Être heureux. L'est-on vraiment un jour ? Est-ce un concept réaliste ? Pour ça, est-ce qu'il faut une maison, une famille, des amis, un travail, de l'argent ? Que faut-il pour être heureux ? Cette question le hante depuis des années. Et il n'a toujours pas trouvé le début même d'une réponse, malgré toutes ses lectures, ces films qu'il regarde.

À quoi bon avoir une villa immense dans un pays ensoleillé 365 jours par an, alors qu'il se sent toujours aussi vide et froid à l'intérieur ? Comment sait-on qu'on a trouvé l'amour et qu'il ne va pas s'enfuir ? Les gens peuvent-ils réellement rester sincère avec lui alors que tout le monde pense le connaître parce qu'il est une star ?

Il aimerait arrêter de se poser des questions, mais son esprit est fait ainsi. La vie, la mort, y a-t-il quelque chose après ? Pourquoi en avoir peur ? Après tout il n'en n'a plus vraiment peur. Il a fini par se faire à l'idée qu'il saurait le jour venu. Sans même y réfléchir, ses pas l'ont guidé de retour dans sa chambre où il est sûr qu'on ne le prendra pas en photo. Il essaye de noyer ses tergiversations dans l'alcool et les anxiolytiques.

À peine conscient, il appelle ses parents qui sont en Islande, son pays d'origine. Il les réveille au milieu de la nuit. Il tient des propos incohérents, répétant qu'il aime ses parents, qu'il espère qu'ils vont bien et qu'ils iront toujours bien quand il ne sera plus là. Il parle de la mort et des innombrables questions qui lui passent par la tête.