III

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Aaron ne pleure pas, à la différence de ses parents, son frère et sa sœur. Il est confronté à la mort et la tristesse des familles tous les jours en tant que médecin. Il ne peut pas sourire non plus, ils doivent garder des visages consternés pour faire passer le message. Ce qui a l'air de fonctionner vu que les flashs ont arrêté de crépiter et il ne semble plus y avoir de journalistes à l'autre bout du couloir.

Les nouvelles ne sont tout de même pas réjouissantes, Linus n'est pas totalement tiré d'affaires. L'alcool et les médicaments, en plus de sa fatigue accumulée et son manque d'exercice, l'ont beaucoup affaibli. Les médecins ne sont ni alarmistes, ni rassurants.

Celui qui leur a donné l'état de santé de Linus s'est tout de même étonné de les voir si affectés, se mettre à pleurer comme si c'était terminé. Il a eu beau essayer de les rassurer, ça n'a rien changé. Il s'est retiré pour les laisser entre eux.

À peine arrivé à son bureau, Aaron l'y suit :

— À quel pourcentage estimez-vous ses chances de survie ?

— À cinquante pourcent à ce stade. Il faut patienter encore un peu.

— Docteur, commence Aaron en fermant la porte du bureau, est-ce que je peux vous demander quelque chose ?

— Si je suis en mesure de vous répondre...

— Pourriez-vous faire passer Linus pour mort ?

— Je ne suis pas sûr de comprendre votre question, s'étonne le médecin.

— Est-ce que vous connaissez le DJ Hubris ? En aviez-vous entendu parler avant de recevoir mon frère dans votre service ?

— Oui, je n'ai pas fait le rapprochement tout de suite mais quand on m'a dit que c'était une célébrité, j'ai compris. Mes enfants écoutent ses chansons en boucle.

— Linus est un jeune homme qui réfléchit et se pose beaucoup de questions sur la vie, son sens, ses limites, son intérêt. Et la vie dans laquelle il se retrouve aujourd'hui, ne lui convient plus. S'il survit à cette tentative, nous aideriez-vous à lui permettre de commencer une nouvelle vie ? De redevenir anonyme ?

Le médecin prend un instant pour réfléchir. Le cartésien en lui évalue la faisabilité d'un tel projet. Comment déclarer quelqu'un mort et évacuer le corps sans éveiller les soupçons ?

— Ça me paraît un peu compliqué, s'essaye le médecin.

— Pour l'instant, Linus est encore entre la vie et la mort. Cela nous laisse du temps pour élaborer un plan. En espérant qu'il survive, ajoute-t-il pour lui-même. Est-ce qu'on peut aller le voir ?

Le médecin consulte son bipper qui vient de sonner.

— Son état vient de changer, je reviens vers vous dès que j'ai plus d'informations, annonce le médecin en quittant la pièce précipitamment.

La famille Knapp a retrouvé un peu de contenance.

— Vous avez super bien joué le jeu, j'ai l'impression que les vautours sont partis, annonce Gylfi en vérifiant de nouveau au bout du couloir s'il y a de l'agitation derrière les hublots.

— Oui mais on ne va peut-être pas avoir seulement fait semblant, sanglote la mère en serrant le bras de son mari.

— Je pense qu'on devrait être fixés rapidement, ajoute Aaron en serrant sa mère et son frère dans ses bras.

Il ne veut pas leur donner trop d'espoir au cas où son intuition serait mauvaise. Mais il commence tout de même à faire la liste des choses qu'il va falloir prévoir pour à la fois organiser l'enterrement d'une super star et la convalescence de leur petit frère. Parce qu'il en est persuadé, il va survivre.

Le médecin revient quelques instants plus tard avec un air grave et demande à toute la famille de le suivre dans son bureau loin des va et viens infirmiers du couloir.

— Linus a repris conscience mais ses constantes sont alarmantes. Il lui faut encore beaucoup de soins médicaux et de repos pour être en état de voyager. Concernant ce que nous avons évoqué tout à l'heure, commence-t-il prudemment pour vérifier que tout le monde sait de quoi il parle, j'ai peut-être une idée. Mais pour cela, connaissez-vous un médecin en Islande en qui vous pouvez avoir entièrement confiance ?

— Je suis médecin, l'informe Aaron.

— Ha, très bien, cela va simplifier les choses. Il est actuellement trop affaibli pour supporter un vol de plusieurs heures, je souhaiterais donc le garder ici pendant plusieurs jours. Ce qui permettra aussi aux journalistes de passer à autre chose, voyant qu'il ne se passe rien, ils seront moins nombreux à faire le pied de grue devant l'hôpital. Quand son état lui permettra de voyager, nous pourrons organiser son « décès ». Pour l'aspect technique, nous verrons cela ensemble M. Knapp, mais ensuite, une fois le décès déclaré, il faudra évacuer le corps et partir immédiatement vers l'Islande où vous aurez préparé de quoi continuer les soins. Il lui faudra plusieurs semaines de repos avant d'être totalement rétabli.

À ces mots, la famille Knapp semble soulagée.

— Merci infiniment Docteur. Soyez certains que nous voulons le meilleur pour notre fils. Nous avons probablement manqué certains signaux jusque là et nous le payons cher aujourd'hui. Mais à partir de maintenant, nous ferons tout notre possible pour que Linus vive la vie qu'il veut et en bonne santé.

Le pacte étant validé, il va maintenant falloir le mettre en pratique.

***

La nouvelle de la mort d'Hubris commence à se répandre partout dans le monde. Il n'aura fallu que quelques heures pour que tous les réseaux sociaux s'enflamment. Il y a tellement de réactions qu'on ne sait pas où regarder. De toute façon, la famille Knapp a mieux à faire que suivre les ragots.

Jusque là, le plan s'est déroulé sans accrocs. Comme l'avait prévu le médecin qatari, avoir attendu une semaine pour annoncer le décès a permis d'éloigner les journalistes momentanément. L'évasion a été délicate mais semble réussie. Toute la famille est réunie dans l'avion privé d'Hubris, réaménagé en chambre d'hôpital. Il est conscient par moment mais tellement faible qu'ils n'ont pas encore osé lui dire qu'il allait devoir changer d'identité. Il n'a d'ailleurs pas réussi à parler depuis une semaine. Il ouvre les yeux et semble reconnaître sa famille.

Et il les écoute.

— Aaron, tout est prêt pour l'atterrissage, on a ce qu'il faut à la maison pour continuer son traitement ? interroge le père de famille.

— On a presque tout. J'irais récupérer les derniers médicaments en arrivant, confirme le médecin de la famille.

— Karen, tu tiens le coup ?

— Je surveille les réseaux, j'ai un peu de mal à lire tous les messages de remerciements et de condoléances, c'est atroce. Je reçois des messages d'inconnus toutes les trente secondes. Je crois que je vais vomir, lache la sœur de Linus, en se levant pour se diriger vers les toilettes.

— Gylfi, on va commencer à regarder ce que l'on doit faire pour l'enterrement. Qui contacter, ce que l'on fait comme cérémonie. Je pense qu'on est tous d'accord pour faire ça dans la plus stricte intimité ?

Kris obtient l'adhésion de toute la famille sans problème. Sauf Linus, qui se demande pourquoi on organise son enterrement alors qu'il est là, juste endormi. La panique l'étreint quand il réalise qu'ils pensent peut-être qu'il est mort, alors qu'il a l'impression d'être vivant. À moins que ce ne soit ça, l'après ? On est passager de notre corps. On est témoin de ce qu'il nous arrive. Il est fasciné par ce qu'il peut observer : les membres de sa famille s'affairent, parlent entre eux, s'organisent.

Il ne comprend pas bien cette euphorie qui semble régner dans ce petit espace. Comme si le moment était à la fois joyeux mais stressant. Le stress. Est-ce qu'il l'aurait transmis à sa famille ? Cette idée lui serre légèrement le cœur, mais il ne saurait dire s'il le ressent lui-même, ce stress qui le dévore depuis des années. Il n'est plus trop sûr de rien à vrai dire. Il a l'impression de voler. Il ne se souvient plus où il est, comment il est arrivé là. Peu importe. Il se laisse envelopper par une sensation de réconfort qui émane soudainement du fond de ses entrailles. Il ferme les yeux et sombre dans un profond sommeil.

GluggavedurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant