VII

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Armé de son polaroïd, Linus débarque à l'aéroport du Cap en Afrique du Sud. Il récupère son sac chargé de quelques tenues de rechange. Il se réjouit de passer totalement inaperçu dans cette foule humaine. L'air est chaud, le soleil brille, un homme avec une pancarte « Jesper Iridasson » patiente. Il lui faut quelques minutes pour se souvenir que c'est désormais sa nouvelle identité, il se fait appeler Jesper, comme l'indiquent ses papiers. Au moins, il est toujours islandais, il n'a pas à mentir là-dessus.

Il a réservé une visite avec un guide privé pour prendre le temps de découvrir la ville, la culture. Tout ce qu'il n'a jamais eu le temps de faire dans les nombreux pays qu'il a visité pour ses concerts. Passer une journée à marcher, déambuler, le nez en l'air, écouter les anecdotes d'un natif de la ville le ressource.

Il fait quelques photos de la ville, ses couleurs, ses commerces, ses habitants trop occupés pour faire attention à lui. Il s'imprègne des sons de la ville dans les quartiers très animés, le marché, et ceux bien plus calmes. Installé dans sa chambre d'hôtel, sans le surclassement auquel il avait systématiquement le droit du fait de son nom, il contemple ses polaroïds en se refaisant le cours de sa journée.

Il en choisit un au dos duquel il écrit quelques mots à destination de ses parents, puis il descend à la réception de l'hôtel et s'adresse au concierge.

Excuse me M. Sir. Can you tell me where I can get an envelope and stamps to send that to Island ? demande-t-il en présentant sa photo.

— I can do that for you, if you wish, propose le concierge.

— No, thanks, I'd like to do it myself. Please tell me where I can find what I need.

Il se rend compte qu'il est presque impensable qu'à trente ans, il n'ait jamais posté un courrier lui-même. Preuve, s'il en fallait, d'à quel point il était assisté, qu'on faisait pour lui toutes ces choses anodines. Il se réjouit de pouvoir reprendre le contrôle de son existence. Faire ses propres choix, faire les choses lui-même, retrouver cette simple liberté qu'il avait perdue sans même s'en rendre compte.

Une fois les instructions en poche, il s'aventure en ville en prenant tout son temps. Il a beau être seul, il ne ressent aucune solitude. Il a un but, un objectif, quelque chose à faire. Il repère la boutique que le concierge lui a indiqué, entre et fait le tour de tous les rayons. Depuis combien de temps est-il ici ? Dix minutes, trente ? Aucune idée.

Il touche à presque tous les articles de papeterie, des carnets, des stylos, retrouve les sensations de la douceur du papier, le bruit des pages lorsqu'il les tourne. Il a très envie de découvrir le son de cette plume sur ce papier un peu rugueux. Déterminé à ne plus laisser aucunes traces numériques derrière lui, il choisit un carnet suffisamment grand pour y glisser les photos qu'il fait et pouvoir prendre des notes à côté. Soudainement pressé de commencer ce carnet de voyage, il en oublierait presque de demander l'enveloppe et le timbre pour lesquels il était venu à l'origine.

Les jours suivants, Linus découvre d'autres quartiers de la ville, d'autres boutiques, d'autres odeurs, d'autres couleurs, d'autres sons. Finalement, une seule chose lui manque, son ordinateur et son logiciel de création musicale. L'inspiration ne l'a jamais quitté, alors il prend des notes sur son carnet, en espérant les comprendre lorsqu'il retrouvera son matériel. C'est bien là, sa seule source de frustration.

Il réalise avec stupéfaction qu'il se trouve toujours l'esprit occupé. Il n'a pas eu le temps de réfléchir aux questions existentielles qui l'assaillent chaque jour depuis des années. Il ne ressent pas de stress, aucune anxiété, ou en tout cas, rien à voir avec ce qu'il a vécu. Il a un appétit normal, et se trouve même très attiré par la nourriture sur les étalages qu'il n'hésite pas à goûter dès qu'un commerçant lui propose, repartant les bras chargés de fruits qu'il n'avait jamais vus et qu'il grignote dans sa chambre.

GluggavedurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant