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La maison est calme, silencieuse, endormie. La lueur du poêle éclaire discrètement la chambre.
A côté de moi, Alban dort paisiblement.
Je ferme les yeux et les images me reviennent.
Sa bouche, ma bouche, nos baisers.....
Une sueur froide me glace le sang. Mon coeur tambourine dans ma poitrine. Mes mains sont moites.
L'angoisse arrive.
J'essaie de détourner mon attention en attrapant mon portable.
Je regarde l'heure, 2h18.
Morphée m'a oubliée !!

Délicatement, je sors du lit. Je descends les escaliers et je me réfugie dans le salon. Je me recroqueville juste à côté du feu, mais l'angoisse reprend de plus belle.
Une boule se forme dans ma gorge m'empêchant de déglutir normalement. Ça y est j'étouffe, je suffoque, je me noie.
Je panique littéralement.

Pour me calmer, je l'imagine à côté de moi, j'imagine ses paroles, ses gestes.
Doucement ma respiration se calme puis les battements de mon coeur cessent de résonner dans ma tête.
la sensation de vertige et la nausée disparaissent elles aussi. Je crois que la crise est en train de passer.

Mon chat choisit ce moment pour venir ronronner sur mes jambes, ce qui m'apaise encore un peu plus.
Enfin, je retrouve mon état normal. Je peux désormais me mettre debout. J'en profite pour récupérer la fin du joint posé sur le rebord de la porte et fumer trois longues lattes pour éradiquer l'angoisse de cette nuit.
Seul mon cerveau reste en ébullition.
Les mots s'entremêlent dans ma tête, il y a tellement de choses que je voudrais lui dire, tellement de choses que je voudrais qu'elle comprenne.
Elle doit savoir qui je suis vraiment.
Alors je prends un tas de feuilles, un stylo, et installée à même le sol, je laisse parler mon coeur ....

Tu m'as dit que j'étais un exemple pour toi .
Tu te trompes ma belle, je suis un exemple pour personne.
Je ne suis que cette fille bizarre qui a un conjoint, une merveilleuse petite fille, des amies formidables mais qui n'est jamais heureuse. Je suis cette fille bizarre qui se laisse mourir de faim pour se sentir vivante. Je suis cette fille bizarre qui est obligée de fumer ou de boire pour supporter tout ce qui touche à l'intime.
J'ai toujours été cette fille, je le suis encore, et je le serai toujours.

A l'age de 6 mois, je me suis mise à refuser toute alimentation. Sur mon carnet de santé, est inscrit "hospitalisme". C'est le fait qu'un enfant se laisse mourir de faim à cause d'une grande carence affective. Je devais déjà être vraiment bizarre pour que ma famille ne m'aime pas.

Durant les cinq années de primaire. j'étais certainement très différentes des autres puisque personne ne voulait me parler, se mettre à côté de moi ou encore jouer avec moi. Ils se contentaient de me frapper, de m'insulter et de me cracher dessus.

Ma bizarrerie s'est renforçée à l'adolescence, quand mon abruti de frère, a décidé de faire de moi l'objet de toutes ses expériences sexuelles. A partir de là, je suis vraiment devenue bizarre, même à mes yeux. Mon sourire n'existait plus. Je ne pouvais plus regarder les gens dans les yeux. Je me lavais plusieurs fois par jour et au moindre frôlement, au moindre contact physique, l'angoisse me dévorait. J'ai commencé à me faire du mal et j'ai fini par décider de mourir mais la mort n'a pas voulu de moi, elle devait, elle aussi me trouver bizarre. A l'hôpital quand ma mère m'a demandé pourquoi j'avais fait ça, dans un ton des plus dédaigneux. J'ai voulu lui expliquer, mais elle ne m'a pas laisser finir. Elle m'a juste dit "arrête de faire ton intéressante".

Quelques années plus tard, à ma grande surprise, Alban est arrivé dans ma vie. Il avait l'air de m'aimer. Comment était ce possible ? Je n'ai pas su répondre à cette question. Je me suis contentée de m'accrocher à lui de toutes mes forces, pour ne plus jamais être seule.

Au bout de quelques mois, je suis rentrée à l'école d'infirmière. Et là, je suis partie en vrille. Mon esprit tordu ne m'avait pas quitté. Les relations intimes avec Alban même en ayant bu ou fumé m'angoissaient terriblement. La solitude me dévorait. Alors j'ai arrêté de manger. Pour la première fois de ma vie, j'avais la maîtrise de tout, de mes pensées, de mon corps et accessoirement de mon alimentation. J'étais forte, j'étais surpuissante. J'avais gagné. Plus les kilos s'envolaient, plus je disparaissais. Plus personne ne me remarquait. J'étais devenue transparente. Mais à 39 kilos, le médecin de l'école a voulu m'hospitaliser, j'ai refusé et j'ai dû remanger.

Des années plus tard ma noirceur, mon côté bizarre m'ont fait perdre Émilie. Ne sois pas jalouse, tu connais déjà son existence, et tu sais qu'elle n'est plus dans ma vie. Elle et moi c'était un amour à la vie, à la mort. Un amour passionnel mais destructeur. C'était elle et moi contre le monde entier. Un amour comme ceux que l'on rencontre dans les livres. Je te parle d'elle, car malgré tout cet amour, mon esprit torturé a eu raison de nous et elle est partie.

A la naissance d'Adèle, ce côté sombre a encore frappé. Le premier jour de sa vie a été le plus beau jour de la mienne mais j'ai dérapé. J'étais incapable de donner de l'amour à ce petit être tellement moi j'en manquais et la dépression du post partum nous a gâché les neuf premiers mois de notre relation mère-fille.

Tu te doutes que ce n'est pas fini, qu'il manque un épisode à ce récit. Tu étais là. Tu m'as vu me priver de nourriture. Tu m'as vu maigrir et disparaître de nouveau. Tu m'as vu être happée par les ténèbres et vouloir mettre fin à mes jours. Tu n'es pas restée sans rien dire. C'est toi la première à avoir remarqué mon amaigrissement. Tu étais la seule, qui ne me forçait pas à manger. C'est toi, qui a appelé le secrétariat de l'unité des troubles alimentaires pour que je sois suivie. Et c'est ta colère, qui a éviter que je m'écrase des centaines de mètres plus bas, quand je t'ai demandé par message "si tu serais triste, si je n'étais plus de ce monde".
Grâce à toi, pour ma fille et grâce à l'amour que je te portais déjà, j'ai réussi à remonter la pente.

Je viens de me mettre à nu cent fois plus que dans la précédente lettre.
Je l'ai fait, car je veux que tu saches qui je suis vraiment.
Je veux que tu comprennes que cette bizarrerie, cette noirceur fait partie de moi.
Je veux que tu réfléchisses, que tu te demandes si tu es prêtes à m'aimer malgré tout ce que je viens de te dire.
Sache que je ne veux pas te perdre et je t'aime.

Je pose le stylo et regarde tous ces mots alignés les uns après les autres.
Une chose me frappe, la lettre est criblée de larmes. Je touche mes joues, elles sont inondées.
Dans un état second, je monte me coucher, et je m'endors vide. Vide de tout mais surtout vide d'elle.

J'aurai Voulu T'aimer Plus LongtempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant