1 - Retrouvailles

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Depuis des années, Kévin a changé de domicile mais continue d'inviter notre étrange famille recomposée chez son ex-femme Bénédicte. Il faut dire que cette villa offre plus de place que notre petit appartement. Pour ce dernier jour de l'année, Richard est venu avec sa femme Mathilde. Benjamin est déjà là, Marine doit le rejoindre plus tard. Je savoure ce brouhaha familier et rassurant autour de nous.

Un répit, car il y a moins d'une semaine, Louis, mon fils de dix ans, nous a faussé compagnie le soir de Noël. Profitant du brouillard de fatigue des lendemains de réveillon, il a fugué loin de sa famille réunie autour d'un repas qui s'éternise. J'élude volontairement l'inquiétude qui a suivi la découverte de sa lettre annonçant son départ vers les Etats-Unis, les appels à l'aide vers les parents de ses copains de classe qui restent vains. Aller expliquer un jour de Noël à des gens passablement éméchés de nous passer leur gamins excités par leur nouveaux jeux, parce qu'ils savent peut-être quelque chose sur la disparition de notre fils... Une dizaine d'appels qui ne donnent rien mais qui font efficacement monter l'angoisse.

- Et comment l'avez-vous retrouvé ce jeune homme ? demande Richard.

- C'est la mère d'un de ses copains de Karaté qui nous a prévenus. Leur chien n'arrêtait pas d'aboyer. N'ayant pas assez d'argent pour prendre l'avion, il a trouvé refuge dans la niche de Tarzan. Grâce au berger Allemand, la virée transatlantique a tourné court.

Dis comme cela, la mésaventure paraitrait presque guillerette. Ce jour-là, j'étais à la fois attendrie par sa naïveté et effrayée par sa détermination à voyager coute que coute. J'ai préféré savourer le soulagement de le retrouver plutôt que lui demander les raisons de sa décision. A peine une semaine après, je me fais un sang d'encre pour lui.

Manettes en main, Gaétan défie Fiona dans une course de voiture sur l'écran géant de la télé du salon. Il fait exprès de rater son virage, elle exulte. Aidant aux derniers préparatifs, Caroline, ma belle-mère, interrompt quelques secondes notre conversation pour la rappeler gentiment à l'ordre. Comment cette famille jusqu'ici gangrénée par la jalousie et le ressentiment fait-elle pour partager une telle harmonie ? Mon mariage avec Kévin a eu raison de la suspicion de Mathilde et de la rancœur de Caroline. La mère de Bénédicte, la discrète Bernadette s'affaire entre la cuisine et le salon pour dresser la table. Béné a aussi invité sa sœur qui ne devrait plus tarder.

Dans mon souvenir, remontant à notre dernier été au camping, une vingtaine d'année plus tôt, Sabrina, la jeune sœur de Bénédicte était une adolescente aguicheuse et provocante.

- Salut, tout le monde ! claironne une blonde à lunettes vêtue d'un tailleur pantalon.

Extérieurement, cette réplique de femme d'affaire qui vient de faire son entrée dans le salon n'a plus grand-chose à voir avec mon souvenir. Extérieurement car intérieurement... c'est à quelque chose près la même.

- La pisseuse ! s'exclame Gaétan, je ne le crois pas !

- Bonsoir Sabrina, l'accueille sobrement Kévin en venant au devant d'elle.

- Mon beau-frère préféré ! Tu m'as manqué.

Elle étreint Kévin dans une chaleureuse accolade. Et lui dépose une bise que bizarrement je n'aime pas du tout.

- Et moi, je pue du bec ? feint d'être vexé Gaétan.

- Mais toi aussi... minaude-t-elle.

Sabrina a sept ans de moins que sa sœur, ce qui lui fait une petite trentaine. Souvent tenue à l'écart du groupe à l'époque en raison de son jeune âge, elle peut aujourd'hui savourer sa revanche.

- C'est qui le keum avec les tatouages ? Ah ouais... quand même. Le pure beau gosse ! me glisse-t-elle.

Malheureusement, elle n'a pas du tout changé.

Elle a raté un épisode familial, on dirait. Sabrina nous explique vivre en Suisse où elle occupe un poste d'assistante de direction dans une entreprise de cosmétiques. Elle glisse au détour de la conversation qu'elle est célibataire. Ben voyons ! Autant arborer un tee-shirt portant l'inscription « cherche un mec ». Pas de chance pour elle, ceux présent ce soir sont tous en couple.

Béné et sa mère, un peu en retrait, semblent plus blasées qu'admiratives quand la cadette évoque ses voyages d'affaires à travers l'Europe. A treize ans, Sabrina mythonnait, peut-elle a-t-elle gardé une propension à la surenchère.

Béné quitte même sans préambule l'auditoire formé autour de sa soeur pour disparaitre en cuisine. Je la suis intriguée. Elle dispose des amuse-bouches sur une plaque, les change de place, recommence dans un agencement qui la laisse insatisfaite.

- Elle n'a pas Facebook en Suisse, ta sœur ? On dirait qu'elle ne vous a pas vu depuis des lustres, Marine et toi...

- C'est un peu ça, répond Béné laconique.

Comme on est nombreux et que pour certains c'est une première rencontre, Benjamin propose en guise d'activité de cohésion, un blind test musical. On ventile les enfants, les doyens (Richard, sa femme Mathilde, Caroline et Bernadette la mère de Béné) et le reste des adultes en deux groupes. En capitaines, Louis revient avec un maillot de son équipe de basket, alors que Fiona arbore celui d'une ville concurrente.

- On dirait un étudiant américain. Avec un tee-shirt comme ça, dans les booms, tu vas emballer des filles ! le complimente Richard.

Mon fils regarde son papy, perplexe.

- Ben quoi ? On n'appelle plus ça des booms ?! s'étonne mon ex-patron. Les jeunes, vous changez tout le temps d'expressions. J'ai essayé de suivre un moment, mais là, j'ai décroché.

Benjamin s'adapte à son auditoire et alterne des standards des années soixante jusqu'à quatre-vingt-dix avec des mélodies actuelles.

Assise sur le dosseret du canapé, Sabrina se prend au jeu et fait rapidement monter le score de son équipe. Gaétan en face, ne manque pas de la défier. Caroline lui souffle souvent les réponses. Elle ne semble plus m'en vouloir et s'accommode manifestement de cette soirée dans l'ancienne maison de son fils.

Sabrina fanfaronne à chaque bonne réponse accordée par notre charmant maitre de cérémonie, parle fort, rit à tout rompre, éclipsant la maitresse de maison. Benjamin monte le son. Heureusement que le pavillon de Bénédicte est entouré d'un grand jardin. Dans mon appartement, même un trente et un décembre, les voisins auraient fini par se plaindre du bruit. Seule Béné me parait inhabituellement discrète. D'habitude en pareille circonstances, elle entretient une ambiance joyeuse et ne manque pas de mettre ses atouts en valeurs. Elle n'a encore défait aucun bouton de son chemisier. Pour un peu, elle se confondrait avec le décor. Quelle idée a-t-elle eu aussi de porter une jupe noire et un chemisier blanc ? La pétillante hôtesse s'est transformée en discrète serveuse.

L'audacieuse Sofia Capriaglini Tome 8 : comparution immédiateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant