20 - Le divan

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Dire que l'ambiance au cabinet est tendue est un faible mot. Maxime s'ingénue à ne pas croiser Nicolas. En dehors du procès qui les accapare au tribunal tous les après-midi, ils continuent d'honorer d'autres rendez-vous ici. Il m'a d'ailleurs demandé de décaler leurs rendez-vous respectifs d'au moins une heure. C'est un vrai casse-tête. Si en début de semaine, Maxime affichait une assurance conquérante, celle-ci semble s'effriter à mesure que les jours passent. Je m'en réjouis pour Nicolas.

Ainsi, la plus part du temps, je suis seule avec Anita, notre secrétaire et Kévin. Ce dernier s'approche de mon bureau.

- Je sais que la proposition peut surprendre mais j'aurais besoin que tu m'accompagnes à un rendez-vous ce soir.

- Jusqu'à quelle heure ?

- Ne t'inquiète pas, j'ai déjà convenu avec Gaétan qu'il récupérerait notre fils à la garderie.

Super ! Comme d'habitude, il a tout organisé derrière mon dos. J'imagine qu'à ce stade mon accord est optionnel.

- Le rendez-vous n'est pas mentionné dans ton agenda, remarqué-je.

- C'est personnel.

- Et qu'est-ce que j'ai à voir dans ta vie perso, maintenant ?

Après un moment de silence, il ajoute avec une infinie douceur :

- Tu m'accompagnes ?

J'ai la quasi certitude qu'il me tend un piège sans quoi il ne ferait pas autant de mystère sur la nature de cette entrevue. Il s'arrange pour susciter ma curiosité et une fois de plus, ça marche. Je dois admettre que passer un peu de temps avec lui me semble le seul moyen de vérifier si une relation fraternelle est encore envisageable ensemble. Les liens du sang ne font pas tout et jusqu'ici, on s'est bien fourvoyé tous les deux.

On se retrouve dans le bureau feutré d'un psychiatre de l'école freudienne. C'est en tout cas ce que proclame le diplôme qui trône derrière lui. Des toiles décorent les murs, explosions agressives de couleurs criardes sur un fond gris, on dirait presque des projections de sang ou pire de boyaux contre un mur en parpaing ! Qui irait infliger ce supplice visuel à des personnes fragiles ? A moins que je ne sois la seule à y voir de la violence...

Notre interlocuteur qui semble avoir une bonne soixantaine d'années choisit ses mots avec précaution.

- D'après ce que Mr Lucciano m'a décrit vous semblez souffrir d'une personnalité borderline.

Vraiment ?

- ... Vous perdez facilement le contrôle de vos émotions.

Kévin m'a brièvement expliqué sur le trottoir devant la plaque en cuivre que c'était le psy qu'il allait voir quand je prétendais que Cédric était toujours vivant. J'ai de suite compris que j'allais passer un sale moment. En fait, je suis mal à l'aise. Un goût amer envahit ma bouche à mesure que je prends conscience que Kévin et lui m'analysent à mon insu depuis avant la naissance de Louis, soit près de onze ans à dévoiler mes travers.

- Cette manière de travailler n'est pas très déontologique de votre part, dis-je.

Le psy ne se démonte pas, il s'attendait inévitablement à ma remarque.

- A cette période de votre vie, vous étiez tellement perturbée par les décès successifs de votre mère puis de votre compagnon que vous avez basculé dans une dérive psychotique hallucinatoire. Vous aviez un besoin urgent de traitement. Votre nouveau compagnon, poursuit-il en désignant Kévin, se refusant à vous séparer de votre enfant, c'était là, la seule alternative à une hospitalisation. On a ainsi poursuivi nos séances.

- Mon ancien compagnon, je le reprends.

- Pardon ?

- C'est pas mon nouveau, lui, c'est mon ancien.

Il a l'air un peu perdu. Kévin a du éluder quelques épisodes.

- ... bref, peu importe, conclus-je.

- Qu'en pensez-vous ?

Il me demande mon avis à présent, c'est la meilleure !

- Bon, je ne vous connais pas et vous m'annoncez en substance que je suis folle.

- Ce n'est pas ce que j'ai dit.

- Non, c'est pire !

Je me tourne vers Kévin et enchaîne :

- Qu'est-ce qui m'a pris de te suivre ? Dire que je croyais qu'on allait faire un truc sympa ensemble...

Je me lève et me dirige vers la sortie.

- Ma chérie, arrête, supplie-t-il.

- « Ma chérie » ? Mais tu te fous de ma gueule ! explosé-je.

- Excuse-moi, ça m'a échappé.

Je reviens vers le psy et me penche au-dessus de son bureau.

- Vous savez qui c'est lui ? demandé-je en désignant Kévin.

- Votre ex compagnon, si j'ai bien compris.

- En effet, sauf qu'avant tout, c'est aussi mon demi-frère, alors, je suis sans doute allumée mais je ne suis pas la seule ici.

Cette fois, le psy a l'air choqué, il demeure la bouche grande ouverte. On ne leur apprend pas à dissimuler leur stupéfaction pendant leur internat en psychiatrie ? Parce que celui-ci est beaucoup trop naturel à mon goût. Son regard va à présent de Kévin à moi, comme s'il suivait un match de ping-pong. Il attend que Kévin confirme ou infirme, il espère certainement la seconde option, j'imagine. Au lieu de quoi, mon ex se renfrogne, il semble envahi par la honte. Alors comme cela il raconte mes faits et gestes en catimini depuis onze ans à ce type qui en échange, me délivre des neuroleptiques. Il aurait mieux fait de commencer par la vérité, notre spécialiste aurait gagné un temps fou !

Kévin a l'air tellement contrit, ça me rappelle une anecdote que ma mère m'avait racontée. Il venait souvent à l'appart quand j'étais ado. Quand je n'étais pas rentrée de cours, il attendait tranquillement mon retour avec elle. Elle l'a toujours très bien accueilli. Un jour de lessive, elle lui a demandé de lui ramener un de mes sweats qui trainait dans ma chambre. Ne le voyant pas revenir, elle l'a rejoint. Ne trouvant pas le sweat, consciencieux, il a entreprit de le chercher partout y compris dans mon tiroir de lingerie. En fait, il l'a ouvert par hasard et s'est senti si mal à l'aise devant ma mère qu'il a fait tomber tous mes strings en voulant le refermer. Le sweat attendait sous le lit. C'est un peu ce qu'il revit aujourd'hui sauf que cette fois, il l'a bien cherché !

- Attends mon trésor... me rappelle-t-il comme que franchis déjà la porte.

Il s'excuse auprès du psychiatre du dérangement, incapable de regarder plus haut que ses richelieus Scarosso. Puis il bondit de son siège et quitte le cabinet presque en courant pour me rejoindre.

- Monsieur, votre carte vitale ! rappelle la voix du psy.

En vain. On est déjà sur le trottoir.

- Moi aussi je suis un grand malade, m'avoue-t-il d'un air abattu.

Pour une fois, il semble sincère, j'ai presque envie de le serrer contre moi pour le réconforter. Mais non. Il me semble trop tôt pour un quelconque rapprochement physique avec lui. Profitant du grand air pollué de l'avenue, je m'allume une clope. Kévin la ressort de directement ma bouche et en inspire une grande bouffée. Quand il a besoin de nicotine, c'est qu'il va vraiment mal...

L'audacieuse Sofia Capriaglini Tome 8 : comparution immédiateOù les histoires vivent. Découvrez maintenant