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Les jours qui suivirent, Sam les consacra à aider Frodo à se ré-approprier les gestes du quotidien : il avait fait beaucoup trop de choses pour lui, il devait l'aider à reprendre l'autonomie dont son corps avait besoin. Chaque jour, il l'emmenait faire le tour du petit potager de l'Ancien, puis, dans l'intimité de la chambre, il l'aidait à retrouver la souplesse de ses membres. Il lui demandait de reproduire des gestes simples — lever les bras en l'air, faire des moulinets, plier les genoux, se tenir bien droit — mais au début cela prenait beaucoup d'énergie à Frodo qui finissait par aller se coucher, épuisé. Sam lui avait ramené quelques livres de la bibliothèque de Cul-de-Sac, et il put reprendre la lecture. Cela l'aida énormément à retrouver la parole : les mots lui venaient plus facilement, et si ça voix perdit peu à peu son grincement rauque, il s'exprimait désormais en un murmure perpétuel qui déstabilisait assez Sam.

Une fois passé le choc d'avoir retrouvé Frodo, Samwise avait de plus en plus de mal à ignorer ce que son cœur avait tenté de taire pendant des années. Plus difficile encore, Frodo ne le repoussait plus comme il l'avait fait au début, il semblait même s'épanouir en la présence de Sam. Il avait tendance à réclamer sa compagnie et paraissait manger davantage lorsque Sam le regardait, comme un enfant qui cherche à plaire à un parent favori. Il n'était pas évident pour Sam, dans ces conditions, de faire abstraction des sentiments qui lui tiraillaient le cœur et le corps. Il avait passé sa vie à poser son mouchoir dessus, choisissant d'ignorer l'évidence, mais il se retrouvait obligé d'y être confronté chaque jour de plein fouet. Accompagner Frodo — qui reprenait enfin un peu de chair sur les os — pendant sa toilette, l'écouter réciter les poèmes qu'il lisait dans ses livres d'une voix feutrée, sentir son regard sur lui en quête d'approbation, passer de l'onguent sur sa peau... La liste des moments intimes partagés semblait ne pas trouver de fin. Ce réveil de sentiments qu'il croyait avoir enfouis des années auparavant, repoussés loin de lui quand il avait fallu faire un choix pour l'avenir de la Terre du Milieu, Sam le vivait comme une nouvelle punition. Trois ans après avoir endossé celui de Frodo, le voilà qui devait à nouveau porter un fardeau, en secret et sans aucune magie elfique pour le guider cette fois. Mais si c'était le prix à payer pour ramener Frodo à la vie, il pouvait bien s'accommoder de ce qui ne devait pas être considéré comme autre chose qu'un inconvénient mineur. Le plus important était de veiller à ce que Frodo lui-même ne s'aperçoive de rien.

« Tu ne me demandes jamais ce qui m'est arrivé, remarqua un jour Frodo de sa voix éthérée. N'es-tu pas curieux ? »

Pris au dépourvu par la question, Sam — qui était occupé à couper les cheveux de son maître pour leur redonner leur aspect d'autrefois — resta figé un instant.

« C'est que... commença-t-il, des tremblements dans la voix, je n'étais pas sûr que vous voudriez en parler. »

Il posa ses ciseaux et vint se placer à genoux devant Frodo, le regard sérieux. Il lui prit les mains.

« Je suis prêt à tout entendre : tout ce que vous voudrez partager je pourrai le porter. Je le dois. Mais vous demander d'en parler, ça je ne l'ose pas. Voulez-vous me raconter ?

— Non. Pas encore, murmura Frodo. Mais je suis rassuré de pouvoir compter sur toi le jour où je le ferai.

— Toujours, monsieur Frodo. J'espère que vous le savez : vous pouvez tout me demander.

— Ne dis pas ça, Sam. Tu ne sais pas à quoi cela t'engage.

— Peu m'importe ! »

Frodo eut un sourire triste et posa une main sèche sur la joue rebondie de Sam qui versa une larme. Ils restèrent ainsi en silence un petit moment avant que Sam ne se relève et reprenne sa pair de ciseaux. Lui qui avait soigneusement évité de s'interroger sur ce qui avait bien pu arriver à Frodo après sa disparition, il avait bien du mal à présent à ignorer les questions qui se bousculaient dans sa tête. Il les repoussa fermement. S'il voulait rester sain d'esprit pour s'occuper de son maître, il ne devait pas se perdre dans ce genre de spéculations.

I will not say the Day is doneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant