3 - Sans abri

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Le lendemain était un dimanche. Je traînai jusque tard dans mon lit, m'enroulant dans la couette, me déroulant, flottant entre les nuages que je voyais glisser dans le ciel à travers la lucarne. Je laissai mes mains passer sous mon T-shirt et parcourir ma peau en imaginant qu'elles n'étaient pas miennes, me demandant du même coup si j'étais le seul à faire ça le dimanche matin, le seul en général, le seul dans l'immeuble ? Je me massai longuement les épaules, tentai d'atteindre mon dos par-dessus ma nuque et quand, enfin, je fus lassé de prendre des positions improbables, je m'étirai et m'assis au bord du lit, me sentant tout chiffonné.

Après quelques minutes durant lesquelles je chancelai dans le vague, je me décidai par automatisme à ramper jusqu'au réfrigérateur miniature, rien que pour observer une dégarniture qui, déjà la veille, ne m'avait pas échappée. Je sondai ensuite machinalement le placard à la recherche des biscuits avant de me rappeler leur sort malheureux. Le sac que je n'avais pas pris la peine de vider hier attira alors mon attention. Une partie des affaires s'était répandue sur le sol, parmi lesquelles une barre de céréales à moitié réduite en miettes. Je vérifiai l'heure en versant ces dernières dans ma bouche. Si je me dépêchais, je pouvais encore aller à l'épicerie du coin avant qu'elle ne ferme à midi.

Je me résignai ainsi à sortir de mon cocon. Dans la cour de l'immeuble, une surprise acheva de me tirer de ma somnolence. Quelque chose avait été déposé derrière les buissons qui bordaient les murs. Je m'en approchai pour inspecter l'objet, râlant contre ceux qui prenaient les haies pour des poubelles, quand la silhouette eut un mouvement qui me stoppa net. Était-ce un animal ? C'était trop bleu pour être le chat du concierge. De fait, ça avait tout simplement trop de vêtements. J'écartai avec méfiance les branches de l'arbuste et poussai le cri que je m'étais pourtant préparé à étouffer :

- Toi ?!

Le coupable leva les yeux sur moi.

- T'es là depuis quand ?!

- Hier...

Je fus obligé de lui demander de répéter. Alors, sûr d'avoir bien entendu, j'explosai :

- Me dis pas que t'as passé la nuit ici ?!

Un haussement d'épaule m'indiqua l'affirmative.

- C'est pas possible !

Il me vint une idée délirante : c'était ma faute, je n'avais pas pensé à lui donner de la monnaie pour rentrer et il n'avait pas pu prendre le métro... L'absurdité de mon hypothèse me fit prendre conscience du niveau de pression que la panique m'avait fait atteindre. J'hallucinais complètement. J'hallucinais qu'il n'ait rien dit au moment de partir, le jour précédent. J'hallucinais qu'il ait trouvé refuge dans les buissons.

Je pris une profonde inspiration et m'accroupis à sa hauteur, tentant de revenir à l'essentiel, de poser les bonnes questions. Mais, dès l'instant où j'eus son visage en face du mien, ma bouche entrouverte se referma. J'étais frappé par sa sempiternelle absence d'expression. Elle était vraiment particulière. Aucune ride de souci ni de joie ne venait déranger ses rondeurs enfantines. Il semblait tombé du ciel, sans passé, sans attaches.

Lorsque mon intelligence se mit enfin en marche, la réalité me transperça : j'avais laissé un enfant qui n'avait nulle part où aller passer la nuit en bas de chez moi. J'étais un monstre. Voilà où était l'essentiel. Toutes mes pulsions d'activiste social arrivèrent au galop. Quelqu'un avait besoin de mon aide.

- Tu aurais dû dire hier que tu avais besoin d'être hébergé ! Non, mais vraiment !

Je le fis remonter à la chambre sans lui laisser le temps de protester. Une fois en haut, je me rappelai subitement la raison pour laquelle j'étais descendu en réalisant que je n'avais rien à lui offrir. Il fallait urgemment que je fasse un saut à l'épicerie. Mais pouvais-je seulement le laisser seul dans mon studio ? Il y avait tout de même mon ordinateur... Je fis fonctionner mon esprit à toute vitesse pour trouver une ruse.

- Si tu veux, tu peux utiliser la salle de bains.

Une lueur passa dans ses yeux que j'encourageai. Avec toute la crasse dont il devait se débarrasser, j'allais peut-être pouvoir filer me réapprovisionner et revenir avant qu'il n'ait le temps de retourner mes tiroirs. Je quittai l'appartement quand je fus certain qu'il avait ouvert le robinet. Dix secondes après, je revenais sur mes pas. Je pris le temps de déposer des vêtements propres à la porte de la salle de bains pour que les litres d'eau qui n'allaient pas manquer d'être dépensés ne le soient pas en vain. Ce n'est qu'une fois toutes ces affaires réglées que je m'autorisai enfin à sortir, l'esprit à peu près tranquille.

Déambulant dans les rayons, je me forçai à me remémorer son nom. Comment avait-il dit qu'il s'appelait ? Simon ? Samuel, peut-être ? Je me sentis d'autant plus coupable qu'il accueillit mon retour, une demi-heure plus tard, avec une exquise politesse :

- Merci pour les vêtements, Martin.

Il était méconnaissable. On eût dit qu'il s'était dépouillé, en même temps que de ses habits dégoûtants, des relents de misères qui lui collaient à la peau. C'était étrange de voir un de mes T-shirts et mon jean favori sur un autre que moi. Quoiqu'un peu trop grands, ils lui donnaient une certaine allure. La blancheur du T-shirt contrastait joliment avec ses bras café au lait. Il n'y avait rien à négocier : ces traîtres de vêtements le mettaient plus en valeur qu'ils ne le faisaient avec moi.

- Il n'y a pas de quoi, dis-je en déposant mes courses sur le plan de travail pour éviter de le fixer plus longtemps.

Ma sortie m'avait permis de m'aérer la tête et, le voir ainsi transformé, pour ainsi dire plus humain, m'apporta encore un peu plus de détente. Je m'efforçai de prolonger la sérénité retrouvée en posant une question badine :

- Qu'est-ce que tu veux manger ?

- Bah...

Après l'avoir prononcée, je trouvai moi-même l'interrogation idiote. Songeant qu'il valait mieux me taire encore un moment, je sortis une poêle sans rien ajouter et y déversai un bocal de raviolis végétariens. Mais, alors que je remuais la préparation sur le feu, le silence me parut insoutenable. Il fallait que j'en sache plus.

- Tu as quel âge ? tentai-je.

Je pensais qu'une telle question m'amènerait à mieux saisir la situation sans provoquer de malaise trop important. C'était sans compter sur la réponse qui me désarçonna :

- Dix-huit ans.

- Tu mens !

- Non, c'est vrai.

- Oh, et puis ça change rien ! À dix-huit ans, on n'est pas livré à soi-même !

Un haussement d'épaules, joint à un regard fuyant, fut la seule réponse que j'obtins. Je me demandai si je pouvais prendre son refus de me répondre pour l'aveu d'une fugue. J'allais devoir me montrer persévérant.

- Ok, si je comprends bien, tu... tu vis dans la rue, c'est ça ?

- Hum.

- Depuis quand ?

- Bah... Pas longtemps, mais longtemps quand même.

C'était une réponse, ça ?

- Et avant ?

- Avant, j'étais dans un foyer.

Je lâchai un instant ma cuisine des yeux pour me tourner vers lui. Assis au pied du lit, il triturait un stylo tombé du bureau. Il ajouta, sans s'apercevoir que je le regardais :

- Le truc, c'est que... quand j'ai eu dix-huit ans, ils m'ont dit que je pouvais plus rester...

J'attendis qu'il poursuive mais rien d'autre ne vint. J'hésitai à lui faire cracher d'autres informations, cependant, cela n'aurait pas récompensé l'effort qu'il avait fait pour me révéler, avant que je les lui demande, les raisons de son errance. Les détails que je voulais connaître, lui-même, sans doute, ne les comprenait pas. Il avait parlé avec sincérité. Du moins, c'était ce qui me semblait, et je ne voulais pas qu'il se sente obligé de faire remonter davantage de souvenirs pénibles. Au fond, tout cela n'avait pas vraiment d'importance. Je n'avais pas besoin de ses explications pour concevoir la misère sociale que je m'efforçais de combattre. C'était l'instant présent qui comptait. Parce qu'il avait rencontré quelqu'un qui était prêt à le défendre. Je m'approchai de lui et le regardai droit dans les yeux.

- Tu peux rester ici. Aussi longtemps que tu en auras besoin.

Symphonie de BoréeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant