Ni l'un ni l'autre ne connaissions le quartier, ce qui nous amena à tourner en rond quelque temps avant de trouver une bouche de métro. Mon nouvel acolyte, qui s'était remis à marcher seul, ne semblait cependant pas avoir recouvré l'entièreté de ses esprits : il errait derrière moi comme une âme en peine, sans jamais lever le menton pour s'impliquer dans le choix de la route à prendre, me filant l'irrépressible envie de le secouer, au moins par les mots :
- T'es venu par où, toi ?
Dans la mesure où il n'était même pas certain qu'il ait entendu ma question, je me chargeai également de la réponse :
- Tu sais plus.
Passablement agacé, je fonçai tout droit devant moi. Lorsqu'enfin je découvris l'entrée du souterrain tant désiré et me retournai pour contrôler mon wagon, je m'attendais presque à ce qu'il se soit décroché. Mais si je pouvais lui reconnaître une compétence, c'était d'avoir été capable de me suivre tout ce temps. Il s'était montré fort docile, si bien que je n'y compris plus rien quand, arrivé derrière moi aux portiques, il eut un mouvement de recul.
- Qu'est-ce qu'il y a ? m'enquis-je.
- J'ai pas de ticket.
Sa voix, entendue pour la première fois, produisit sur moi quelque chose d'indéfinissable. Je fus incapable de saisir le sentiment de sa phrase. Il semblait l'avoir prononcée sans inquiétude, sans gêne, sans ironie. Pour autant, il n'avait pas non plus laissé percer son détachement. Au contraire, il affichait l'expression la plus sérieuse du monde. Pour la seconde fois, il m'empêchait de soupirer, mais la raison était cette fois toute différente de la première.
- Viens-là.
Je sortis ma carte de transport, vérifiai qu'il n'y avait aucun contrôleur à proximité et le fis passer devant. Tenant son dos bien assuré contre mon torse, je passai ma carte au-dessus du détecteur de validation qui m'adressa une lumière verte et un bip souriant. Les portes s'actionnèrent. Nous franchîmes ensemble le portique. Comme un seul homme. Du moins, je le crus très fort.
- Putain de bordel de... !
Je venais de passer mes deux pieds et déjà me voyais libre quand les battants s'étaient violemment refermés sur mon sac, le prenant en tenaille, arrachant mon corps à celui du gamin en même temps que mes pensées à leur berceau d'illusions. Il me regarda me débattre pour me libérer des bretelles et m'acharner à récupérer mon bien en tirant dessus de toutes mes forces, au risque de rompre une lanière. J'étais ridicule et je le savais. Tiré d'affaire, je fonçai dans les escaliers, tout rouge, tâchant d'échapper à son regard qu'honnête envers moi-même j'imaginais moqueur. Installé dans la rame sur un siège face à lui, j'osai à peine lever le nez sur son visage. En jetant un coup d'œil sur son reflet dans la vitre, je ne perçus néanmoins nulle trace d'amusement sur ses traits, toujours sérieux, toujours fermés, un peu tristes. La scène de ma disgrâce ne lui inspirait rien.
Songeant soudain que je ne connaissais toujours pas son nom, je me forçai à engager les présentations en tendant la main dans sa direction :
- Martin.
- Sacha, répondit-il de son intonation sans goût en touchant ma main du bout de ses doigts sales aux ongles encrassés.
Je déglutis. La vraie raison pour laquelle j'hésitais à lui adresser la parole était que je ne voulais pas qu'on pense que je le connaissais. Son aspect négligé m'embarrassait trop.
Nous passâmes le restant du trajet sans rien dire, ce qui ne sembla pas l'affecter outre mesure. Sortis du métro, nous remontâmes la rue jusqu'à l'immeuble où je louais une chambre, au cinquième étage, sans ascenseur. Au moment où, après avoir composé le code, je poussais la lourde porte en bois qui ouvrait sur la cour intérieure, j'entendis une petite voix douter dans mon dos :
- Mais...
Sortir ce simple mot semblait lui avoir coûté tant de peine.
- Quoi ? T'as pas fait tout ce chemin pour t'arrêter en bas des escaliers ?
Poussé par mes paroles, il accepta de m'emboîter le pas et pénétra dans la cour comme entrant dans un musée, écarquillant les yeux. Pour la première fois, je voyais un semblant d'émotion se dessiner sur son visage, mais l'ardue montée des escaliers l'effaça aussitôt, lui faisant cracher ses expressions faciales en même temps que ses poumons. Je devais admettre que l'accès à ma haute tour demandait de l'entraînement et de la persévérance. L'arrivée au cinquième étage gonflait comme une victoire dans le cœur, aussi fus-je surpris de le voir de nouveau faire des manières pour passer la porte de mon studio.
C'était une simple chambre d'étudiant où le lit occupait une partie importante de l'espace. Le bureau, le dressing, l'étagère, et la minuscule kitchenette se partageaient la place restante. Les sanitaires, séparés par une mince cloison, étaient aussi étroits qu'une cage à lapin. J'estimais cependant être parvenu à apporter un peu de chaleur à cet endroit en y disséminant mes livres un peu partout. J'avais même adopté une plante en pot. Mes photos, suspendues par des pinces-à-linge à une ficelle au-dessus de mon lit, témoignaient des quatre premières années de ma vie étudiante que mon placard à balais avait toutes accueillies.
Je fis mine d'aller fouiller dans un rangement de la salle de bains pour revenir avec la trousse de premiers secours, rangée dans mon sac depuis le début. Après quoi, je tirai la chaise du bureau pour mon invité et m'assis moi-même sur le lit.
- Bon, fais voir ton bobo !
Je désinfectai ses plaies et collai à divers endroits des pansements à motifs avec l'étrange impression de soigner un enfant de primaire. J'eus fini en cinq minutes. J'attrapai ensuite du jus de fruit et un paquet de biscuits afin de lui servir au moins une collation.
- Tu peux te laver les mains ici, dis-je en lui montrant l'exemple au-dessus de l'évier.
Ce serait toujours ça de gagné. Il obtempéra sans broncher et se mit ensuite à grignoter comme un rongeur insatiable. Je me rendis compte que je n'avais moi-même aucun appétit mais pris tout de même un biscuit, histoire de l'accompagner, et, pour faire bonne mesure, lui adressai quelques recommandations de grand frère :
- Tu sais, je trouve que tu es trop jeune pour te risquer dans une manif comme celle-là.
- Hum.
- La prochaine fois, ne viens pas sans protections.
- Hum.
Il acquiesçait mollement à tout ce que je pouvais lui dire. Je ne parvenais visiblement pas à l'intéresser.
- Je peux emporter le reste du paquet ?
Je commençais à le prendre pour un simple d'esprit lorsqu'il posa cette question, me révélant toute l'étendue de sa ruse. Ses neurones fonctionnaient à merveille : il avait sournoisement saccagé l'emballage et son contenu dans l'espoir que je n'en veuille plus.
- Bien sûr, fais-toi plaisir, répondis-je le plus aimablement possible.
Il se leva. Ma réponse avait marqué la conclusion de notre entrevue.
- Tu ne te perdras pas ? m'assurai-je en le raccompagnant à la porte.
Il fit signe que non et je le relâchai dans la nature.
Me retrouvant seul dans l'appartement, j'eus l'idée de téléphoner à Raph avant de me mettre à tourner en rond. Je fus soulagé d'entendre sa voix à l'autre bout du fil. Les choses s'étaient bien terminées de son côté. Je lui expliquai pour ma part comment j'avais été exfiltré plus tôt que prévu en portant assistance à un blessé. Chacun rassuré sur le sort de l'autre, nous raccrochâmes sans traîner. J'avais un instant cru que nous resterions des heures à papoter. Je ressentais le besoin obscur de m'épancher. Mais il était fatigué et, en y réfléchissant bien, je n'avais rien à lui raconter. Il ne s'était rien passé. Ç'avait été la rencontre la plus décevante que j'aie jamais vécue.
Sa présence avait été tout sauf vivante. Il n'avait fait que se traîner comme un mollusque. Pourtant, son départ provoqua la retombée d'une agitation que je n'avais pas soupçonnée, me plongeant dans le vide et la perplexité.
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Symphonie de Borée
RomanceEtudiant engagé dans la lutte sociale, Martin est un habitué des manifestations. Au cours de l'une d'elle, il blesse sans le vouloir un adolescent. Forcé de ramener chez lui, pour le soigner, cet inconnu du nom de Sacha, Martin ne tarde pas à découv...