34 - Abandon

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Une heure et demi plus tard, Eva débarqua.

La bénévole du refuge pour animaux de ferme dont Raph avait fait la connaissance en manifestation et qu'il m'avait présentée en assemblée générale se révéla être l'une des personnes les plus dynamiques qu'il m'ait été donné de côtoyer, à l'exception peut-être d'un professeur d'épistémologie qui m'avait enseigné l'année passée. En la voyant arriver droit sur moi, d'un pas qui assujettissait chacune des pierres de sa route à la réalisation de ses objectifs, je compris qu'elle n'avait affiché à notre rencontre qu'une politesse de façade. Son visage sans sourire tenait au centre d'une masse de cheveux frisés et indomptables qui la rendait intimidante. Elle me fixa d'interminables secondes avant de prendre la parole et je me demandai, la sueur au front, si par hasard elle m'avait rejeté dans les limbes de l'oubli après avoir jugé inutile d'inscrire dans sa mémoire une personne telle que moi.

- Tu es Martin, c'est ça ? m'interrogea-t-elle enfin, d'une façon qui me fit me sentir en faute.

- Euh... Oui, hésitai-je sottement.

- Si j'ai bien compris ce que m'a expliqué Raphaël, tu es intervenu pour une jument qui s'est blessée pendant une course ?

- Oui, répondis-je avec plus d'aplomb, cachant de mon mieux l'inquiétude que m'inspirait l'idée vague d'intervention.

- Dans quel état est-elle ?

- Eh ben...

Je me penchai pour voir comment s'en sortait le vétérinaire. Il avait administré des calmants à la patiente qui ne faisait presque plus de bruit.

- Ok, fit Eva, plus rapide que moi à tirer des conclusions. On va voir comment on va s'organiser pour son transport.

Tout ce qu'elle disait me semblait incomplet ou truffé d'évidences que je n'étais pas apte à traduire en actes. J'ouvris la bouche pour réclamer le mode d'emploi relatif à mon nouveau rôle de propriétaire, mais elle m'obligea à garder mes questions pour moi, levant la paume de sa main dans une attitude de professionnelle aguerrie qui n'admet pas qu'on la dérange dans son travail :

- Excuse-moi, on parlera des formalités après.

Je fus délaissé comme une chose de peu d'importance pendant qu'elle et le vétérinaire engageaient un échange des plus dramatiques. Elle revint vers moi quelques minutes plus tard, aussi aisément qu'elle m'avait occulté, comme si j'avais simplement été mis sur « pause » tout ce temps.

- La jument passera quelques jours à la clinique avant d'être transférée au refuge, m'annonça-t-elle. Je sais que tu n'es pas responsable de son état, et ça ne te paraîtra pas très juste, mais comme tu es le propriétaire légal, on va devoir te demander des frais d'abandon.

J'en fus abasourdi.

- L'abandonner ?

Eva me remit très vite les idées en place :

- Qu'est-ce que tu as prévu de faire d'elle ?

Je mesurai aussitôt l'absurdité de ma réaction : je ne pouvais pas adopter un cheval comme Raph collectionnait les lapins. Symphonie devait être confiée à d'autres personnes, c'était évident. D'ailleurs je n'avais jamais vu les choses autrement et c'était un immense soulagement d'avoir trouvé une échappatoire aussi vite après avoir commis une pareille folie. Seulement, la formulation était abrupte et... douloureuse. J'avais eu largement le temps, en attendant Eva, de faire revivre mon rêve, celui que j'avais imaginé avec soin, qui m'avait accompagné chaque jour ces dernières semaines et, depuis une heure, avec une intensité décuplée. Et voilà qu'on me l'arrachait ! Je venais à peine de mettre la main sur un cheval pour Sacha que déjà la bonne fortune pliait les bagages et que le destin organisait son départ.

Symphonie de BoréeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant