15 - Le cheval bleu

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Notre étreinte s'éternisa. Je ressentais profondément l'étroitesse de ma chambre d'étudiant qui nous pressait l'un contre l'autre. Ses murs seuls marquaient la frontière avec l'étendue hurlante du dehors que dans un flot de lumière la lucarne précipitait sur nous, y mettant assez de force pour laisser deviner un monde qui se faisait sans nous. Mais assez d'amorti, aussi, pour que domine cette pièce où tout se défaisait, les plaintes, la rancœur, le chagrin...

Dans mes veines, c'était l'inverse d'une vibration. Il me semblait qu'autrefois des soubresauts m'agitaient continuellement et qu'ils s'étaient soudainement tus. Le souffle régulier de Sacha qui passait sous mon corps berçait, indolent, ce dernier. Sans pouvoir l'expliquer, je sus que le charme accompli nous avait transportés d'une dimension où toute parole était insulte à une autre qui de nouveau rendait les mots recevables.

- Qu'est-ce que tu as voulu dire, quand tu criais que tu n'as pas toujours été tout sombre ?

Ma question ondoya dans les airs, prenant le temps de s'y couler, de s'y diffuser, ne faisant rien d'autre, en somme, que ce que font toutes les questions, mais le faisant au ralenti. Au ralenti vint la réponse qui commença par un léger mouvement pour se dégager de mon poids. Je l'aidai en me redressant sur les coudes. Sous ma voûte un sourire put se former, les lèvres encore closes, la commissure creusée : un sourire attaché, plus qu'à une émotion, au lieu où nous étions rendu, à la clairière de ma chambre avec ses effets de réverbération pareils à l'intérieur d'un vase et ses adventices que sont les manuels de philosophie.

- Il était une fois moi, commença Sacha, les traits mélodieux – ses cils, ses pommettes s'étaient joints à l'action de sa bouche. Moi qui vivais dans une maison immense. Une maison jaune. Les fenêtres étaient hautes mais les sapins qu'on pouvait voir à travers étaient plus hauts encore et tout colorés parce que des centaines de perroquets y nichaient et en faisait le feuillage.

- Pardon ?

Il me fit taire sans violence, rien qu'en poursuivant son récit :

- Il y avait d'autres animaux, aussi. Il y avait des biches qui venaient se mêler aux chevaux sur la colline. Je les contemplais depuis mon balcon. Trois pots de fleur à gauche, deux à droite. Quand le soleil déclinait à l'horizon, c'était comme si la campagne avait été peinte avec du jus de fruit. Des baies écrasées et des quartiers d'orange. J'imaginais que mon cheval rattrapé par les ombres devenait bleu, même si je savais que c'était un cheval marron. Un cheval tout brun, très foncé, avec seulement une tâche ronde et claire sur le front. Je l'avais emmené sous la cascade du moulin à eau pour le teindre définitivement en bleu, mais c'était un cheval qui préférait manger des fleurs jaunes alors l'eau bleue n'avait pas tenu, tu comprends ?

Je sentis un serrement dans ma poitrine. En voulant changer de position, je m'aperçus que j'étais tétanisé.

- Mais je crois qu'il avait compris ce que j'espérais, parce qu'un jour il est entré dans le jardin et a décroché une chemise bleue sur l'une des trois cordes à linge qui bouchaient la vue, pleines des espèces de bannières qui servaient à nous habiller.

C'était vrai, la vue était bouchée. A l'extérieur la météo radieuse n'était qu'un douloureux aveuglement, les rayons du soleil s'écartelaient les uns les autres quand j'aurais voulu qu'un nuage les amasse en pelote mouillée et les retienne captifs, concentrés en un point.

Sacha ne disait plus rien depuis un moment. Il se leva soudain, se dirigea vers la kitchenette.

- Tu ne vas pas à ta journée spéciale ?

J'ignorais l'heure qu'il était, mais les ateliers avaient clairement débuté depuis déjà un long moment. Une certaine dureté pointait de nouveau dans sa voix. Peut-être était-ce juste qu'il avait repris pied dans la réalité et la faisait crisser, comme marchant sur des débris de verre. Ce sentiment désagréable, quel qu'il fût, me mit mal à l'aise.

- Nan, soufflai-je.

- C'était bien la peine que je fasse des courses, se désola-t-il en prenant dans le sac le pain en tranches et la pâte à tartiner proscrite. D'abord, si j'avais su que c'était pas si pressé, je les aurais faites après le cours de peinture.

Il ajouta dans sa barbe quelques instants plus tard :

- Et j'aurais eu un ticket pour l'exposition.

J'ouvris de grands yeux, interloqué.

- Tu veux aller à l'exposition ?

Comme il ne répondait pas, je me montrai insistant :

- Attends, c'est pour ça que t'as fait une crise hier ?

Il me tournait ostensiblement le dos.

- Sacha ?

- Entre autres, lâcha-t-il entre ses dents.

Il n'appréciait visiblement pas ma façon de qualifier son emportement.

- Écoute, repris-je, je sais que je t'ai blessé...

Le tintement d'un couteau déposé sur le plan de travail m'aida à rythmer mon discours qui sans cela se serait humilié, rampant et informe. Il me força à marquer une pause tandis que Sacha se retournait, le haut du corps soutenu par ses mains qui s'appuyaient au bord de l'évier, les coudes pliés en arrière. Ses yeux avaient tout de ce soleil enveloppé de nuages que j'appelais de mes vœux.

Je repris :

- Je sais que je t'ai blessé. Mais...

- Tu vois, c'est ça le problème avec toi, Martin, me coupa-t-il âprement.

Je me pétrifiai, ébahi, tandis qu'il m'accusait :

- Tu dis jamais pardon. Tu dis jamais merci.

- C'est faux ! protestai-je avec véhémence.

Cependant il s'était refermé comme une huître et je fis taire une agaçante petite voix dans ma tête qui étayait les dires de Sacha. Après tout, lui opposai-je, j'avais bien mieux que des excuses à lui offrir :

- Mais je t'y emmène quand tu veux, moi, à cette expo, s'il n'y a que ça !

Revenu à ses tartines, il sembla hésiter à faire un mouvement vers moi, mais cette impulsion fut assimilée à l'énergie dépensée pour dévisser le couvercle et racler la pâte chocolatée. Il avait décidé de m'ignorer. Poussé par la frustration, je me mis à trifouiller nerveusement dans un pot à crayons posé sur le rebord de la fenêtre, près de la plante verte. Ce pot contenait des objets aussi multiples qu'inutiles, trombones, aimants, tickets de caisse, clé d'un local inconnu, paquet de mouchoirs presque vide... Lorsque Sacha revint vers moi, il me trouva en train de rouler entre mes doigts une cigarette récupérée à une soirée étudiante.

- Je t'ai jamais vu fumer, commenta-t-il.

- J'ai jamais fumé. Des fois, je me dis que c'est une morale bien-pensante qui me retient et que, si je l'allumais, ça ferait comme dans les cercles intellectuels des années cinquante. Mais ça, c'est avant de me rappeler que des capitalistes nous pillent nos comptes en banque en nous foutant le cancer.

La cigarette me glissa des mains. Sacha me l'avait subtilisée. Il l'emporta vers la cuisine où il prit dans un tiroir la boîte d'allumettes. Il coinça la cigarette entre ses lèvres, gratta une allumette et fit toucher au bâton de nicotine le bout enflammé. Une de ses mains secoua l'allumette pour l'éteindre tandis que l'autre éloignait la cigarette de sa bouche. Il avait aspiré une bouffée de tabac qu'il garda dans ses poumons tout le temps qu'il mit à se pencher vers moi. Je le suivis des yeux, hypnotisé. Doucement, il me souffla la fumée dans la bouche comme on donne un baiser de la mort. Je me mis à tousser sans plus pouvoir m'arrêter, les yeux piquants, complètement asphyxié. Sacha éteignit l'objet nocif avec un air amusé.

Symphonie de BoréeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant