4 - Le début d'une colocation

86 11 3
                                    

Un courant électrique semblait l'avoir traversé.

- Non !

Je clignai des yeux en sentant un grésillement. Son objection inattendue et l'énergie qu'il y avait mise m'avaient surpris comme une lumière vive allumée dans le noir. À le voir si peu réactif, je le croyais encore sonné par la bousculade d'hier et la nuit passée dehors ; j'avais semble-t-il pressé un interrupteur.

- Ne te sens pas gêné, bafouillai-je après m'être raclé la gorge.

- Je vais y aller, insista-t-il, ses mains prenant appui sur le sol pour se relever. Merci pour la douche. Ça m'a rendu service, mais je compte pas traîner plus longtemps.

Le ton de sa voix m'inquiéta. Je sortis avec empressement deux assiettes et deux fourchettes du placard pour l'empêcher de s'évaporer.

- Ça m'embête de te laisser partir alors que tu t'es pris un coup sur la tête et que tu n'as nulle part où loger.

- C'est bon, je vais me démerder.

- Je n'en doute pas, mentis-je en coupant le feu.

Les raviolis étaient prêts. Je remplis les assiettes et lui tendis la sienne. Il la prit en me gratifiant d'un soupir courroucé. Je me demandai ce que j'avais fait de si déplaisant pour mériter cela.

- Écoute, repris-je, je sais que le studio est minuscule, mais ça pourrait te dépanner, non ?

- Tu te sens coupable de m'avoir renversé hier ?

Le changement de sujet me désarçonna.

- Hein ? Pourquoi ?

- Tu ferais pas ça, sinon.

- Quoi donc ?

- Me proposer de dormir chez toi.

Je secouai la tête en fronçant les sourcils.

- Ça n'a rien à voir. C'est normal de rendre service à une personne dans la galère. Tout le monde devrait faire pareil. On ne peut pas attendre après le gouvernement pour trouver des solutions, pas vrai ? En tout cas, si j'étais à ta place, je serais content que quelqu'un me tende la main.

L'adolescent me lança un regard noir. J'avais commencé à manger, désireux d'agir le plus naturellement possible. Lui, cependant, n'avait toujours pas touché à son repas.

- Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je.

Il s'enferma dans un silence lourd de sens, manifestement piqué dans son orgueil. Ce n'est qu'au bout de longues secondes qu'il finit par déclarer, les lèvres pincées :

- Fais gaffe. Trop bon, trop con.

Son expression glaciale et le sérieux avec lequel il avait dit ces mots me firent éclater de rire. Ce n'était pas à lui de s'en faire pour cela.

- Allez, reste au moins cette nuit. Tu décideras ce que tu feras demain.

Il piqua et porta enfin un ravioli à sa bouche, l'air songeur. Ou méfiant.

- Ok ? fis-je, cherchant son approbation.

À ce moment-là, des gouttes de pluie vinrent frapper la lucarne. Le gosse tourna la tête pour constater la météo et leva les yeux au ciel, comme s'il ne manquait plus que ça.

- Ok ? répétai-je, sans pouvoir m'empêcher d'être goguenard.

- Hum.

À l'issue de cette discussion, mon invité retrouva son mutisme originel. Le dimanche s'écoula rapidement. Je lui proposai de voir un film, histoire de nous occuper. Il n'accepta pas clairement mais ne refusa pas non plus et nous regardâmes plusieurs épisodes d'une série américaine, assis côte à côte sur le lit, mon ordinateur posé sur les genoux. Les images lui tirèrent quatre ou cinq fois un haussement de sourcil ou un sourire narquois que je peinai à interpréter.

Et puis, vers la fin de l'après-midi, ses paupières se mirent à cligner de plus en plus fréquemment et il finit par glisser dans le sommeil. Je lui arrangeai un oreiller de fortune en enroulant un paquet de vêtements dans une serviette et le laissai dormir, songeant à la nuit affreuse qu'il avait dû passer dans la cour. J'espérai que les façades de l'immeuble l'avaient au moins abrité du vent glacial qui se levait le soir.

Sa sieste fut pour moi l'occasion de me mettre au travail. Il fallait que j'avance mon mémoire. Mon directeur de recherche m'en avait demandé des nouvelles pas plus tard que vendredi dernier. Je dédaignai cependant le bureau et restai sur le lit, bien calé contre mon propre oreiller. Doucement, je rapprochai l'ordinateur de moi et m'étirai pour atteindre un classeur sur l'étagère à un mètre de là. J'en tournai les feuillets en retenant mon souffle et ne pressai les touches du clavier qu'une fois absolument certain de ce que je voulais écrire, afin d'épargner au calme ambiant le mitraillage de la touche retour. La présence à côté de moi était étrange. À plusieurs reprises, je ne pus m'empêcher de lui lancer des coups d'œil qui, malgré moi, se muèrent en contemplations.

Les heures passèrent, la lumière déclina. Vers vingt-et-une heures, j'enregistrai mon fichier, débranchai mon ordinateur et me levai pour aller réchauffer une soupe en bouteille, répondant à l'appel du ventre. Il s'éveilla en entendant mes coups de cuillère au fond du bol.

- T'en veux ? lui demandai-je en chuchotant bêtement.

Il secoua la tête de droite à gauche mais dit en se redressant et se frottant les yeux :

- J'ai soif...

Je sautai du lit où je m'étais rassis avec mon dîner pour aller lui remplir un verre d'eau. Il le but d'une traite.

- Encore ?

- Non, ça va.

- Ça va ? répétai-je sottement, car je craignais, à voir ses yeux rouges, qu'il ne soit en train de couver une maladie.

J'observai son profil où je pouvais voir les bords décollés des pansements d'hier. Je craignis que sa blessure à la tête n'ait été plus grave que je ne l'avais pensé et m'en voulus de ne pas l'avoir emmené aux urgences.

- Ça va, confirma-t-il.

Après avoir laissé passer quelques secondes, il ajouta :

- J'ai encore sommeil.

J'acquiesçai. Il était encore tôt mais je commençais moi-même à me sentir un peu sonné. C'est à ce moment que je réalisai que nous faisions face à un problème d'équipement : nous ne disposions que d'un lit pour deux. Le matelas avait beau être relativement large, nous n'allions pas y tenir complètement à notre aise et je n'étais pas certain qu'il ait le goût de la proximité. Lorsque Raph venait dormir chez moi, il apportait toujours un sac de couchage.

Comme je remâchais le problème depuis cinq bonnes minutes déjà, mon inconscient fatigué de mes chichis lâcha un bâillement que je ne pus réprimer. Le jeune intrus se décala pour me faire de la place, mais j'hésitais toujours à le rejoindre, ce qui me valut un sarcasme :

- T'as changé d'avis, tu préfères que je m'en aille ?

- Non, tu es très bien où tu es.

Puisque ça ne gênait que moi... Je soulevai la couette pour me glisser dessous et, aussitôt, me figeai de nouveau, troublé par un autre souci : dans quelle tenue devais-je me coucher ? Je ne pouvais raisonnablement pas garder mon jean sous la couverture, mais...

En désespoir de cause, je fis mine de n'être encore debout que pour éteindre la lumière. Alors, tout devint plus facile. Je l'entendis se débarrasser de son pantalon dans le noir et l'imitai. Quand je pris ma place dans le lit, il était déjà lové sous la couette où son corps diffusait sa tiédeur et son parfum.

Mon gel douche avait fait des miracles. Pourtant, personne ne m'avait jamais dit que je sentais les fleurs des champs. Je me mis à respirer un peu plus fort, cherchant la clé du mystère.

- Dis, Martin ?

L'imbécile m'avait fait sursauter.

- Oui, quoi ? bredouillai-je.

- Merci.

- De rien...

Cet autre fait épineux me revint. Je soupirai, sentis un frisson de joie parcourir mes narines et capitulai face à mon impardonnable nigauderie que je n'essayai même plus de dissimuler par le tact :

- Comment t'as dit que tu t'appelais, au fait ?

Symphonie de BoréeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant