Prologue

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Peace était de ces filles-là, ces têtes brûlées, bornées comme pas possible, qui même acculées te regardait dans les yeux jusqu'à ce que tu baisses le regard ; ce regard il te foudroyait, te consumait jusqu'à tes entrailles pour que tu te sentes coupable alors que c'était toi qui avais raison. Elle aimait se vanter que personne n'osait lui tenir tête, elle narguait ses ennemis car elle savait pertinemment que ceux-ci avaient bien trop peur d'elle pour l'affronter. De toute façon elle détestait la bagarre, elle trouvait ça vulgaire de se donner ainsi en spectacle.

Peace fut mon premier amour. Amour plus ou moins réciproque. Elle disait que l'amour n'était qu'une invention de l'homme pour s'occuper et justifier certaines bêtises, pour se créer des principes qui empêchent de vivre. La vérité c'est qu'elle avait peur de la seule chose capable de la faire hésiter.

Je me souviendrai toujours de notre premier baiser. J'avais 14 ans et elle 12 ; c'était un dimanche, juste avant la rentrée de Noël : j'avais passé la première semaine de vacances en colonie de ski, et la deuxième semaine à me plaindre auprès de Peace de Marina qui n'avait pas voulu m'embrasser à la boum de la dernière soirée. C'était faux, bien évidemment ; non pas que j'avais embrassé cette Marina, mais cette dernière n'avait jamais existé. C'était juste un moyen, pitoyable je l'admets, de tenter de rendre Peace jalouse.

Et si elle l'était, elle le cachait bien. A l'époque c'était déjà une boule de feu qui n'avait aucune limite, aucune peur, aucune faiblesse. En ce dimanche de janvier, nous étions donc sortis faire un tour, autre terme pour dire que nos mères n'avaient pas envie de nous avoir dans les pattes. Il avait neigé toute la nuit et le parc était fermé à cause du verglas, mais elle voulait absolument y aller : je pense qu'elle était plus enthousiaste à l'idée d'y entrer par effraction que d'y entrer tout simplement. Elle avait commencé à escalader la grille tout en pestant contre ses fichus collants qui s'accrochaient aux barreaux ; je l'avais suppliée de redescendre avant qu'un gardien n'arrive, et elle m'avait ri au nez en me traitant de trouillard. Vexé, j'avais escaladé à mon tour pour atterrir les fesses dans la poudreuse. Peace m'avait lancé un regard triomphant, et s'était retournée pour courir vers le toboggan. Elle ne savait que trop bien obtenir de moi ce que je ne voulais pas lui donner.

« Peace, attends !

- Tu es trop lent, Hercule. Le lièvre n'attend jamais la tortue. »

Je m'étais relevé tant bien que mal avant de riposter :

« Je te rappelle que dans la fable, c'est la tortue qui finit par gagner. Et arrête de m'appeler Hercule, ce surnom est débile.

- Ce n'est pas ma faute si tu es mou comme un chewing-gum. Au moins Hercule ça te donne un peu de virilité, je te rappelle que je suis plus musclée que toi, avait-elle répliqué en tâtant mes biceps.

- On n'a pas besoin de bras pour embrasser, avais-je marmonné. »

Peace s'était alors retournée pour me lancer un des regards dont elle avait le secret, brûlants mais impénétrables ; elle s'était avancée vers moi, en approchant son visage du mien. Je sentais son souffle, si proche de moi... pour la sentir me pousser violemment dans la neige et s'enfuir en éclatant de rire.

Ma dignité envolée, le visage rouge de colère, et gelé jusqu'aux os, je m'étais relevé rapidement pour lui courir après. Elle s'était réfugiée dans le petit abri en forme de hérisson sous le toboggan ; l'endroit était étroit et assez sombre, et nous n'étions plus aussi petits qu'avant ; mais je sentais sa présence, nous n'étions qu'à quelques centimètres l'un de l'autre.

« Ferme les yeux, Hercule. »

Faire confiance à Peace, c'était comme accepter de sauter dans le vide : on avait beau essayer de maintenir l'espoir qu'un matelas amortisse notre chute, on savait pertinemment qu'elle allait être douloureuse.

Mais comme l'amour rend bête, en fermant les yeux il m'avait aussi rendu aveugle. Quelques secondes s'étaient écoulées avant que je sente ses lèvres gercées sur les miennes ; j'avais brusquement rouvert mes yeux, mais Peace était déjà en train de courir vers la grille. Je l'avais suivie des yeux jusqu'à ce qu'elle sorte de mon champ de vision ; là, comme un automate je m'étais levé pour sortir, totalement déboussolé. Il s'était remis à neiger mais j'étais dans un autre monde, dans la galaxie Peace Virginia Simone Keller.

Le lendemain, à la reprise des cours, j'avais attendu Peace devant chez elle pour qu'on aille au collège ensemble, mais sa mère m'avais appris qu'elle était déjà partie avec un groupe d'amies ; j'avais dû courir pour arriver à l'heure, et une fois arrivé je m'étais mis à la chercher du regard ; c'est seulement à la pause que je la vis. Elle ne me regardait pas, mais je savais qu'elle savait que j'étais là : Peace avait ce sixième sens qui faisait en sorte que personne ne pouvait l'espionner.

Cela voulait juste dire qu'elle ne voulait pas me parler, et encore moins de notre baiser de la veille. Je m'étais senti déçu, sali, blessé et trahi, surtout trahi : je n'étais certainement pas le premier garçon qu'elle embrassait, mais avant tout nous étions amis. J'avais gardé ma rancœur pendant toute la journée, et le soir j'étais parti le cœur en miettes, avec toujours l'espoir de la sentir glisser sa main dans la mienne : ce ne fut pas le cas, et à ce moment-là j'avais commencé à désespérer d'un jour tenir la main à quelqu'un d'autre que ma mère. Pendant toute une semaine aucun de nous n'avait tenté d'aborder l'autre.

Maintenant que je repense aux événements, je me demande à quel point les choses auraient pu être différentes si je lui avais parlé.

Peace and LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant