1. Peace

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Le soir tombe. Les nuits deviennent de plus en plus fraîches, et un instant je regrette d'être sorti sans me couvrir. Mais je ne veux pas rentrer chez moi : il est trop tard à présent, je ne peux plus reculer. Je frotte mes mains pour les réchauffer et hâte le pas.

Je passe dans la rue de l'hôpital ; automatiquement, je regarde le bâtiment où travaille Lina, la mère de Peace. Seules quelques rares lumières sont allumées, mais je sais qu'elle y est : Lina n'a jamais vraiment le temps de rentrer chez elle. C'est ce qui a poussé Peace à rester tout le temps dehors ; rien ni personne ne la retenait chez elle ; je me souviens qu'un jour Lina avait été appelée par le commissariat parce que sa fille avait trouvé intelligent de vendre à des toxicos les somnifères que Lina ramenait de l'hôpital. La police avait alors conseillé un suivi psychologique pour Peace et une thérapie familiale ; mais il avait suffi à Peace de sourire à sa mère en promettant qu'elle ne recommencerait plus et qu'elle avait appris de ses erreurs pour que Lina, déjà prisonnière de ses horaires d'infirmière et de son maigre salaire, renonce à suivre une thérapie, tout en faisant promettre à sa fille d'aller voir un psychologue. Et Peace y était allée. Une fois, pour prouver sa bonne foi ; elle n'y avait plus jamais remis les pieds. Par la suite elle avait fait semblant d'y aller, pour se rendre dans un certain bâtiment dont je parlerai plus tard, avec deux ou trois potes pour boire autre chose que du jus de fruits et fumer autre chose que du tabac.

Lina était une femme en or, qui aurait donné n'importe quoi pour sa fille et passait son temps à travailler pour lui offrir un meilleur avenir que le sien. J'avais beaucoup de peine pour elle ; elle se faisait mener en bateau et croyait tout ce que Peace disait si elle la regardait dans les yeux : pour elle, on ne pouvait pas mentir si on promettait les yeux dans les yeux ; elle croyait fort en l'honnêteté et les paroles d'honneur, et pensait naïvement que tout le monde fonctionnait ainsi. Je trouvais, et je trouve toujours dommage qu'une aussi belle personne se retrouve obligée de se tuer au travail pour gagner des clopinettes qu'elle offrait à une fille qui n'en avait rien à faire. Je me souviens d'avoir un jour demandé à Peace si elle ne se sentait pas coupable de se comporter ainsi alors que sa mère gâchait sa vie pour qu'elle en ait une belle ; elle ne m'avait jamais répondu.

J'arrive au coin de la rue ; le décor change du tout au tout. C'est ce genre de rues toutes jolies, lumineuses jour et nuit, avec une collection de maisons familiales peintes aux couleurs de l'arc-en-ciel, orange, fuchsia, jaune, bleu, aux toits de tuiles et aux volets blancs, avec de jolis jardins fleuris et des balançoires, ce genre de maison que tu vois seulement dans les catalogues Ikea et les séries américaines.

Avant, quand je fêtais Halloween avec mes voisins, on adorait passer dans cette rue, c'était tout le temps ici que nous récoltions le plus de bonbons, avec les octogénaires qui étaient contents de recevoir de la visite, les jeunes couples qui nous accueillaient en souriant, et les familles dont les enfants étaient trop jeunes pour fêter la fête des Morts ; morts, on l'était quand on terminait notre tour du quartier, reproduit par une main d'enfant maladroite sur un bout de papier appelé La Carte par la plupart, et Le Plan des Baraques à Fric par l'élite. On s'asseyait épuisés sur les marches de la boulangerie pour compter notre butin, et on commençait à s'empiffrer en imaginant notre vie future ; on rêvait tout haut de robes de mariée, de pièces montées, du nombre d'enfants voulus, du nom de notre chien, de la déco du salon jusqu'à la couleur des transats.

Peace et moi, nous n'avions jamais passé Halloween ensemble ; je ne saurais pas expliquer comment mais chaque année à cette période nous n'étions pas vraiment proches, elle avait son groupe d'amis et j'avais le mien. C'était surtout à Noël qu'on se retrouvait ; C'était toujours le même manège, Lina venait acheter une bûche à la pâtisserie où ma mère travaillait, elles commençaient à bavarder et dix minutes plus tard, Lina et Peace étaient invitées à notre réveillon. Mes cousins venaient aussi, mais la plupart étaient encore des bébés qui bavaient et des gamins qui passaient leur temps à se donner des coups de pieds. Il y avait bien Emile, qui avait un an de plus que moi, et avec qui je traînais juste parce que c'était le plus proche de mon âge, mais qui me prenait de haut et voulait toujours se battre « parce qu'il était plus grand et qu'il avait une botte secrète », botte secrète qui ne l'était plus depuis un bon moment mais qui faisait toujours aussi mal. Moi qui détestais la violence, j'étais servi. A chaque Noël, j'étais à peine assis sur mon lit qu'il commençait déjà à se chauffer avec un pseudo jeu de jambes calqué sur les boxeurs mais qui le faisait plutôt ressembler à une casserole de spaghettis frétillants. Je lui proposais alors un jeu de société mais il me traitait de bébé et me poussait pour que je me lève.

Peace and LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant