Chapitre 5 - Elues à l'ombre

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Dès que l'information avait filtré, tous les médias l'avaient relayée et ne parlaient presque plus exclusivement que de ça : le dernier vote, qui scellerait le sort des magiciens par les nouvelles lois qui avaient été débattues, allait se tenir dès le lendemain et le verdict serait annoncé peu de temps après.
Les différentes rédactions se disputaient déjà les meilleures places devant l'Assemblée Nationale et les journalistes tentaient d'arracher des commentaires à ses membres ou bien un indice qui aurait fait deviner l'orientation de leur vote, bien que ça ne paraissait guère utile.
On devinait déjà aisément l'issue de ce vote. Il semblait peu probable que l'Assemblée ne cède pas à la pression de l'opinion publique.
D'ailleurs aucune voix en faveur des magiciens ne s'était réellement élevé pour les défendre. Dès qu'on avait commencé à parler de ce vote prochain, beaucoup s'étaient mis à donner leurs prévisions – heureusement personne n'avait le mauvais goût suffisant pour lancer des paris sur les résultats probables – et surtout à dire qu'ils avaient hâte qu'on réduise les droits des magiciens et qu'on les enferment là où ils ne représenteraient plus aucun danger pour personne.
De nombreuses nouvelles manifestations s'étaient organisé en cette journée précédant le vote, évidemment pour encourager les voix à limiter les libertés des sorciers, non pour les défendre. Contrairement aux membres de l'Assemblée, qui s'abstenaient au maximum de toute remarque, les participants ne se privaient pas pour s'épancher devant les caméras.
Encore une fois, la parole était majoritairement aux détracteurs des magiciens et on n'entendait pas d'oppositions.
Monsieur Belforde aurait pu s'exprimer, il avait reçu plusieurs demandes d'interview, les gens s'intéressant à ce qu'il pouvait bien penser de tout cela, mais, comme toujours depuis plusieurs mois maintenant, il restait silencieux et indifférent.
Le vote paraissait presque inutile à mener. Tout le monde savait déjà ce qu'on allait annoncer le lendemain.
Une grande appréhension, un profond sentiment d'abandon et de défaitisme ainsi qu'une certaine colère s'emparaient des magiciens qui se voyaient déjà condamnés par la Justice et plus seulement par une partie de la population dite normale.
Du moins, de la majorité des magiciens car, en ce qui concernait Victor, c'était de la fureur qu'il ressentait en voyant toutes ces personnes qui se réjouissaient de la possible suppression des droits des magiciens.
Tous ces gens pour qui il était plus simple de haïr que de comprendre.
Lui aussi haïssait, mais cette haine, c'était ces mêmes personnes qui l'avaient instillée en lui et, surtout, il ne lui cédait pas. Il la repoussait dans un coin de son esprit pour uniquement se concentrer sur ce qui le motivait réellement : sa volonté de protéger et que ce qui lui était arrivé ne se reproduise jamais.
Il était pourtant vrai que détromper tous ces gens qui célébraient d'avance le résultat du vote du lendemain serait une certaine victoire pour lui.
Quoiqu'il en était, il ne laisserait pas les choses changer dans le sens qu'espéraient les détracteurs des magiciens, jamais.
Cela représenterait cependant sa plus grosse et conséquente action ainsi que la plus risquée. Le danger de se faire découvrir augmentait grandement avec ce qu'il comptait faire, mais il n'allait certainement pas y renoncer. Pas seulement pour lui mais pour tous les magiciens, pour ces jeunes gens qu'on avait chassé de l'institut Belforde, le seul endroit où ils pouvaient vivre normalement sans crainte de discrimination ou de violence.
D'ailleurs, si il trouvait qui était le meurtrier, qui avait indirectement fait fermer l'établissement, il le lui ferait payer avant de faire en sorte qu'il se dénonce à la police. Seulement dans l'éventualité où il aurait appris son identité par un enchaînement de circonstances puisqu'il ne le recherchait pas ni ne lui courrait après, sa priorité restant encore et toujours la protection des magicien or, le tueur ne s'en prenait qu'aux personnes ordinaires.
C'était donc dans le cadre de cet objectif, auquel il était particulièrement attaché, qu'il faisait la queue devant le palais Bourbon, coincé entre une classe en sortie scolaire, dont la majorité des élèves se moquait éperdument de cette visite, et un groupe de touristes étrangers dont il n'identifia pas la langue, pensant à autre chose.
Lorsqu'il arriva au portique de sécurité quelques minutes plus tard, il avait mal au crâne.
Il avait vraiment perdu l'habitude d'être entouré par la foule, à moins qu'il ne l'ait jamais réellement prise.
Concentré sur cette réflexion, il retira son trench coat comme on le lui demandait sans s'intéresser à l'agent de sécurité qui passait le détecteur de métal sur lui.
Cependant, l'homme le retint. Victor fronça les sourcils, se demandant pour quel motif il prolongeait ainsi sa vérification.
Son expression étonnée, qui se remarquait à peine sur son visage inexpressif où il était difficile de lire les émotions à cause de la longue cicatrice le barrant, se transforma en mâchoires fortement contractées lorsque l'homme exigea qu'il retire son bandeau.
De quoi voulait-il s'assurer ? Que pouvait-il croire qu'il dissimulait dessous ?
Comme la seule réponse à ces questions était "rien, bien évidemment", Victor comprit qu'il ne pouvait s'agir que de curiosité morbide, puisque ce ne pouvait non plus être à cause de son regard qui paraissait plutôt brun foncé sous cet éclairage.
Il n'avait cependant guère le choix, surtout qu'il devait entrer sans se faire remarquer, ce qui était déjà légèrement compromis à cause de son apparence mais pas totalement si il adoptait l'attitude de la personne n'ayant rien à cacher, pour que son plan soit le moins risqué possible.
Les doigts légèrement tremblants, il défit les élastiques passés derrière son oreille gauche, qui retenaient son bandeau qui tomba pour pendre contre sa joue droite, uniquement retenu par les élastiques de droite, dévoilant son œil laiteux et vitreux.
Cette vision fit frissonner l'agent de sécurité qui le pria de remettre son bandeau. Victor s'exécuta, soulagé, en retenant un grommellement. C'était lui qui avait exigé qu'il l'enlève et maintenant il s'émouvait.
Durant un instant, Victor eut envie de saisir l'homme par le bras mais il se ravisa, ravalant sa haine. Il ne devait pas l'écouter, la vengeance ne l'aurait mené nulle part et il n'était pas là pour ça. Il repoussa donc sa colère au fond de lui et suivit le mouvement de la foule.
Il se posta dans un coin en attendant de voir passer les députés qu'il avait sélectionné.
La veille, il avait passé de longues heures à dresser la liste de ceux qu'il lui fallait cibler. En effet, il n'avait pas besoin de tous les contrôler, seulement les plus affluents, ceux capables d'entraîner l'adhésion des autres et de faire basculer l'avis de la majorité.
De toute manière, il ne croyait pas qu'il lui aurait été possible de se charger de tous les membres de l'Assemblée, il se serait écroulé d'épuisement avant, mais il ne comptait pas réduire ses efforts pour autant.
Dès qu'il avisa l'un de ceux qui l'intéressaient, il se glissa dans la foule qui déambulait pour s'approcher de lui. Un simple contact de quelques secondes au niveau de l'épaule et l'homme s'immobilisa, les yeux écarquillés, avant de se reprendre et de continuer son chemin de manière légèrement mécanique.
Un sourire satisfait, aussi illisible que sa contrariété précédente, étira les lèvres de Victor mais il n'eut pas l'occasion de se reposer sur ses lauriers car ce n'était que le début et qu'il apercevait sa prochaine cible. Sa détermination renforcée par cette première victoire, il s'avança vers elle, prêt à user de ses pouvoirs.
Il perdit rapidement le compte, les contacts s'enchaînant avec une certaine vitesse et la fatigue, qui augmentait un peu plus à chaque fois et enserrait ses tempes, ne lui permettant pas de se concentrer sur les visages qui défilaient pour identifier ceux qu'il visait tout en énumérant ceux dont il s'était déjà occupé.
Ce fut donc avec surprise qu'il s'aperçut qu'il ne lui restait plus qu'un député, une femme, avant d'arriver à la fin de la liste.
Même si c'était la dernière, elle semblait également être celle de trop.
Victor avait la tête qui tournait, le crâne lourd, les jambes comme alourdies de plomb, des tremblements dans les membres et la vue qui se brouillait par intermittence. Il était en train d'atteindre ses limites et son corps le lui hurlait. Il ne fallait pas qu'il insiste davantage, mais il devait aller jusqu'au bout de ce qu'il avait décidé.
Sa détermination et son désir de vengeance, qui allaient de paire bien qu'il n'en avait pas réellement conscience, le gardant debout, il trouva le courage de se détacher du mur contre lequel il s'appuyait, tenir sur ses jambes seul exigeant trop dans son état actuel, pour s'approcher de sa cible d'une démarche titubante.
Il parvint néanmoins à faire usage de ses pouvoirs sur cette femme sans s'écrouler sur elle, ce qui était également une victoire non négligeable, et concluait la première phase de son plan.
Heureusement, il disposait d'un peu de temps avant de passer à la seconde qui demanderait moins d'énergie au jeune homme.
Ce dernier quitta le bâtiment, épuisé et ne tenant sur ses pieds que de façon approximative.
Dès qu'il rencontra un banc, il s'y laissa tomber avec un soupir, sentant bien qu'il n'aurait pas pu parcourir ne serait-ce qu'un mètre de plus.
Inconsciemment, il ferma les yeux et glissa dans une lourde somnolence dont il s'extirpa brutalement lorsqu'il eut subitement une image de l'hémicycle qui s'imposa dans son esprit.
Il se passa une main sur le visage, cette petite sieste ne lui ayant pas permis de récupérer totalement – il lui faudrait une longue nuit de sommeil pour ce faire – mais juste suffisamment pour accomplir ce qu'il avait prévu.
Malgré le risque de se rendormir, il ferma les yeux pour se concentrer et, faisant remonter sa magie, ce qui exigeait un grand effort et lui coûtait à cause de la fatigue, il tira sur les fils invisibles des marionnettes qu'il avait créé pour démarrer cette représentation qu'il avait organisé et dont personne ne se doutait.
Les uns après les autres, ses pantins effectuèrent les mouvements qu'il leur imposait et tout se déroula comme il l'escomptait.
N'ayant donc pas besoin de maintenir l'influence de sa magie, il la fit refluer et se laissa aller contre le dossier du banc, un léger sourire flottant sur ses lèvres.
Il avait réussi et personne ne soupçonnait la moindre intervention extérieure, même si ceux dont il n'avait pas pris le contrôle étaient stupéfaits. De toute manière, même si quelqu'un avait découvert ou avait seulement eu l'intuition que le résultat de ce vote avait été manipulé et guidé par une action extérieure, personne ne l'aurait cru, il serait juste passé pour un complotiste sujet à la paranoïa.
Victor n'encourrait pas le moindre risque. Il était confiant sur ce point là.
D'ailleurs, personne ne se doutait de son implication dans le procès de Christophe Sarbes. C'était l'avantage de n'être qu'une ombre : personne ne connaissait son existence ni ne pouvait soupçonner sa présence.
Il bascula la tête en arrière pour observer le ciel, souriant toujours de cette manière invisible.
L'épuisement et la lassitude pesant sur l'ensemble de son corps l'empêchèrent de manifester pleinement sa satisfaction et l'enthousiasme qui en résultait. De toute manière, il avait toujours été réservé et l'était encore plus depuis cinq ans car, si la moindre émotion l'avait balayé, qu'elle soit positive ou négative, toutes ses résistances seraient tombées et il aurait craqué sans plus pouvoir résister à la haine greffée au fond de lui.
Il se contentait donc de ce sourire flottant à peine sur son visage et ce léger sentiment de satisfaction. Il avait réussi et ainsi permis un pas de plus vers un monde plus sûr pour les magiciens de toutes sortes.
Il avait fait taire, du moins, il avait ébranlé, les certitudes des anti-magiciens qui exigeaient l'enfermement des magiciens et se réjouissaient déjà des nouvelles mesures qu'ils pensaient connaître d'avance, même si, pour l'instant, tous ignoraient encore sur quelle position avaient statué les députés.
À part eux, Victor était le seul à savoir et il avait hâte de voir l'expression de toutes ces personnes persuadées de l'issue de ce vote lorsqu'elles apprendraient ce qu'il en était véritablement, grâce à lui.
D'ailleurs, ça ne devrait plus tarder à présent. Un regard sur sa montre à gousset, qu'il sortit de la poche intérieure de son manteau, lui confirma que, en effet, les derniers réglages des nouvelles lois touchaient probablement à leur fin.
À présent que cette tâche était accomplie, qu'il avait réalisé cette grande avancée sur le statu des magiciens, il ne lui restait plus qu'à reprendre le train pour regagner Saint-Théophile des Mines pour profiter d'un repos bien mérité, mais certainement pas avant d'avoir entendu le résultat du vote être publiquement annoncé et se délecter de la stupeur et de l'incompréhension qui se peindraient sur les traits des anti-magiciens.
Se relever pour quitter le banc s'avéra plus difficile que ce à quoi il s'attendait, même si il avait déjà expérimenté la fatigue due à l'utilisation intensive de la magie. Ses muscles réclamaient davantage de repos et son crâne pesait encore lourd. Si bien qu'il dû s'y reprendre à deux fois en s'appuyant des deux paumes pour s'aider.
La tête lui tourna un instant et il eut besoin de plusieurs secondes pour que ce malaise se dissipe et qu'il se sente capable d'avancer.
D'une démarche encore incertaine et pesante, se trainant plus qu'il n'avança, et d'un trajet en bus, où il s'écroula sur un siège libre et s'attira des regards mi-intrigués mi-effrayés à cause de son œil camouflé et de sa longue cicatrice, il se rendit sur les lieux de l'annonce.
Le pupitre était déjà en place et une foule compacte se réunissait devant pour entendre le résultat du vote, bien que beaucoup pensaient déjà le deviner, mais le seul qui le savait avec une absolue certitude était Victor.
Ce dernier se fraya un chemin, souhaitant se tenir au premier rang lors de l'annonce.
Il n'eut pas besoin de jouer des coudes, de bousculer qui que ce soit ou de se faufiler pour arriver à la place qu'il jugeait parfaitement convenir. Que ce soit à cause de la légère aura qu'il dégageait, cette impression qu'il traînait le malheur derrière lui, ce qui n'était pas totalement inexacte, ou, encore une fois, de son physique qui surprenait et inquiétait, les gens s'écartèrent à son approche, lui cédant le passage, bien que ce n'était pas le but.
Même lorsqu'il fut installé, debout et les bras croisés sur sa poitrine, il restait un léger espace vide autour de lui. Ça ne le dérangea pas ni ne le blessa. Il avait l'habitude d'être laissé de côté et montré du doigt.
De toute manière, il n'était pas venu pour le contact social et il craignait trop les personnes normales pour être noyé parmi elles en toute sérénité.
Il jetait donc des regards en tous sens, sur la défensive et alerte, comme si il s'attendait à voir surgir un attaquant surprise de tous côtés, ce qui, en un sens, était un peu le cas.
Depuis cinq ans, la foule l'effrayait, d'autant plus lorsqu'elle était majoritairement composée de gens ordinaires opposés à l'existence et aux libertés des magiciens.
Durant un instant, il se demanda si attendre qu'on annonce quelles étaient ces nouvelles lois était vraiment utile, surtout qu'il les connaissait déjà. Voir les visages stupéfaits ou déconfits des anti-magiciens ne lui paraissait plus aussi essentiel puisqu'il avait déjà réussi et accompli son objectif alors que son angoisse augmentait au milieu de toutes ces personnes susceptibles de lui faire du mal à cause de ce qu'il était. Son cœur s'emballait à mesure que le sentiment d'insécurité se resserrait autour de lui.
Alors qu'il s'apprêtait à finalement renoncer à assister à l'annonce et à quitter l'endroit pour prendre le chemin du retour immédiatement, le porte-parole du Gouvernement gagna le pupitre.
Les conversations se turent progressivement et tous les regards se posèrent sur l'homme en costume qui vérifiait le bon fonctionnement du micro.
Alors que la concentration générale déviait, Victor se sentit moins menacé et il choisit donc de rester. Ça aurait été plutôt stupide de partir alors que seulement quelques secondes le séparaient de l'annonce, alors, il promena un dernier regard circulaire de vérification autour de lui et se tourna vers le pupitre, comme tous les autres.
Imitant la foule, les nombreuses caméras et perches de prise de son se braquèrent également dans cette direction.
Victor les observa un instant en se demandant si il y avait beaucoup de magiciens devant leurs télévisions, appréhendant de découvrir les changements qui les concernaient, et espérant que c'était également le cas. Il voulait imaginer leur joie et leur soulagement.
Combien pouvait-il y en avoir qui attendaient de savoir, l'angoisse nouant leur ventre ?

Les Yeux du Pouvoir - Tome 3 : Pensées Indigo [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant