« Terre en vue ! »
Le cri se répercute dans le bateau, en un murmure joyeux. Les marins s'exclament de joie. Il leur faut se ravitailler et je le comprends. Avant la suite qui s'annonce des plus mauvaises, chacun doit prendre des forces.
Pourtant, malgré l'euphorie ambiante et les larmes de bonheurs des hommes qui m'entourent je reste méfiante. Les dieux ne sont toujours pas passés à l'attaque. Je crains le piège. De plus, l'équipage d'Ulysse plus qu'aucun autre devrait savoir quels dangers peuvent cacher un lieu qui paraîtrait être une oasis en plein désert au premier abord.
Une ombre attire mon attention. C'est un aigle royale qui nous survole. Ses ailes déployées, il tourne autour de nos têtes, avant de lâcher un cri strident. C'est exactement ce qu'il me faut. Je m'éloigne du brouhaha des soldats et avance jusqu'à la proue.
Ma tête bascule en arrière tandis qu'un vent se lève, faisant tourbillonner la poussière et soulevant les vêtements. Je ferme les yeux, écartant très légèrement les bras. Mon cœur bat à cent à l'heure dans ma poitrine. Je n'ai pas fait cela depuis des années. Lentement j'inspire, gonflant mes poumons de l'air saturé de sel. Puis je bloque ma respiration. Le bruit autour de moi disparait, j'ai l'impression de flotter dans les airs. Projetant mon esprit de toutes mes forces vers le rapace, je lâche enfin, dans un murmure rauque, presque un râle, la formule magique que mes lèvres brûlent de prononcer.
« Είμαι εσύ. Είσαι μου. »*
Le vent s'agite, devient plus violent et je me sens légère, légère...
Lorsque j'ouvre à nouveau les yeux, je suis dans les airs, survolant la trière. Je suis l'aigle.
En dessous de moi, les marins s'affairent pour approcher le bateau de la plage, Ulysse discute avec ses hommes et à l'écart... À l'écart se tient mon enveloppe humaine. Le crâne renversé en arrière, les yeux sont écarquillés, dévoilant les iris qui n'ont plus rien de vert, le noir de la magie ayant dévoré la moindre parcelle d'émeraude. On ne distingue plus la pupille de l'iris : mes yeux sont semblables à deux puits noirs sans fond.
Le héros semble se rendre compte que quelque chose d'anormal se déroule puisqu'il s'approche de mon corps avant de lever la tête vers moi. Il comprend vite et un sourire admiratif étire ses lèvres. Je me contente de glatir à nouveau, le vent gonflant mes plumes brunes. Laissant les courants ascendants me porter, je prends de la hauteur et m'éloigne du navire pour regagner la Terre. Je survole l'île, laissant l'air chaud caresser mon plumage, savourant au plus profond de moi-même la sensation de liberté que m'offre cette forme. En dessous de moi, les arbres et leurs cimes forment une mer de verdure. Au cœur de l'îlot une montagne de roche blanche tranche le tapis de feuilles pour s'élever haut. Et autour de nous, partout, la mer, bleue, immense, agitée. De l'œil acéré de l'oiseau, je décèle la vie, les animaux et tout ce qui est vivant. Cette île paraît sauvage, inhabitée. C'est un caillou boisé au milieu de nul part.
La satisfaction gagne mon cœur, et je fais demi-tour pour retourner jusqu'à l'embarcation.
Le retour à la réalité est presque brutal. L'air s'engouffre violemment dans mes poumons tandis que je reprends conscience dans mon enveloppe charnelle. Secouant la tête pour chasser de ma mémoire les souvenirs de cette brève et délicieuse liberté, je me tourne vers Ulysse, aux côtés d'Euryloque.
« Il n'y a rien d'anormal sur cette île. Nous pouvons débarquer sans soucis.
- Ça t'arrive souvent de prendre possession du corps d'un animal ?
Je hausse des épaules, un sourire malicieux aux lèvres.
- Rarement des mammifères, très souvent des oiseaux. Voler est une sensation formidable.
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Circé (Mélusine HS.2)
Paranormal- Ce livre est un hors-série de la trilogie Melusine. Il est très fortement conseillé d'avoir lu la trilogie auparavant (risque de spoil) mais cette histoire peut être lue indépendamment puisqu'elle se déroule avant. - "Toute magie a un prix..." La...