Les robes noires

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Le Procès. Dire encore, raconter. Même mots, même histoire. Et leurs yeux braqués sur moi. Cette compassion sourde. Ils m'écoutent l'air contrit, mais leur esprit est ailleurs. Ces gens que je ne connais pas et à qui je dévoile mon intimité, mon secret, ma torture.

Ça me rappelle les flics. Eux qui ont d'abord nourris ma colère. Personne n'a pensé qu'il me serait plus facile de parler avec une femme. Ces policiers qui perdaient patience sans vraiment pouvoir le montrer parce que ça n'allait pas assez vite. Ces hommes et leur regards. Vides, sans émotions. Leur métier les incite à les effacer, ne plus ressentir, plus d'empathie. Ils offrent du préfabriqués, du pathétique, du faux. Quand moi, je leur vide mes tripes, les vraies, totalement. Lentement, je vomis les mots, ceux qui glissent à leurs oreilles sans trop les touchers. Je ne fais pas vraiment partie de leur vie. J'essaie alors moi aussi d'avoir ce regard fade, pour moins partager. J'essaie mais ça ne marche pas. Alors je les hais, eux qui me vident de mes mots sans les entendre. Une seconde torture. Moins sauvage, mais j'en sors toute aussi salie. Mêmes mots, même histoire, encore.

Le Procès. Les yeux grands ouverts. Je défie leur regard, je veux leur crier que je suis là, vivante. Je suis vivante mais cassée. Vivante et morte. Morte vivante. Pour les faire réagir je joue sur les mots. Plus sales, plus vulgaires, plus cassant. Comme ce que j'avais vécu. Mais je fais semblant. Je ne me sens pas vraiment de taille à les défier.

« N'ayez pas peur, racontez-nous tout ». La peur ? Cela n'a rien à voir avec la peur. La honte, la salissure, l'envie de vengeance. Cette haine, toujours présente. Cette tragédie qui se joue en ce moment. Les avocats en robe noire et cols blancs, le juge au centre de tout, les mots savants dit à voix haute et claire. La représentation dure. Raconter, répondre, enfoncer le clou. Je connais mon texte par cœur. Je l'avais tellement répété. Je n'ai pas l'impression de répéter. Je vis ma scène. Je la vis comme si l'enjeu allait me faire redevenir celle que j'étais avant.

Me battre envers et contre tout. Aller au bout, malgré la longue procédure. Tout ça pour quoi ? Des mois d'attente pour ça. Une pièce de théâtre. Très bonne la pièce, je ne dirais pas le contraire. Mais ce choix. Le choix de ne pas me taire. Un choix que je porte seule. Je l'aurais tué si j'avais pu. Je le voulais, mais je ne pouvais pas. Tuer ? Je n'en étais pas capable. J'étais sure que la prison serait une punition suffisante. Malheureusement, je suis naïve. Je croyais qu'il prendrait perpète. C'est moi qui ai pris perpète.

Je l'écoute dire qu'il est désolé. Il tente d'accrocher mon regard et j'ai envie de vomir. J'esquive. Il est désolé. Simplement. On pourrait penser qu'il avait juste tenté de me bercer et qu'il avait glissé. Mon récit violent et indigeste, contre le sien doux et miséreux. Le comble. La victime et son bourreau ont deux versions différentes. Le pire est que je pense qu'ils étaient tous soulagé d'entendre ses mots à lui. Les miens étaient trop dérangeants.

L'avocate et sa robe noire présentent les preuves. Dossier médical. Rapport psychologique. Voilà mon histoire réduite à quelques expertises. Je n'écoute plus vraiment. Mon moment est passé. Je regarde autour de moi, la salle est belle. Mes pensées vagabondent. Je n'attends plus qu'une chose, le verdict.

L'avocat et sa robe noire entrent côté jardin. Il le défend. C'est à peine croyable. Quel genre de personne est cet avocat pour défendre un individu de cette espèce ? Je tends l'oreille « ne possédant pas toutes ses facultés mentales... » J'ai envie de l'étriper. De l'étouffer avec sa robe noire. Comment peut-on dormir la nuit en défendant l'indéfendable ? Je le dévisage avec tout mon mépris. Je veux que mon regard le hante. Il n'y porte aucune attention. Il continue sa défense avec aplomb. La passion le porte. Défendre un être infâme, quel bonheur ! Il me semble que le juge laisse passer un éclair d'admiration pour cet avocat de talent, qui s'exprime avec une éloquence de qualité. Vu de l'extérieur, je paraissais surement détachée. J'avais déjà trop donné de mes émotions devant tous ces inconnus. Mais j'avais mal au ventre, la gorge serrée, et je ressentais un dégoût immense.

La fin était proche. Trois jours de débats. La fin était proche. Mais la fin de quoi ? Au final, je ne savais plus. Ce procès ne m'avait pas apporté d'apaisement. Je me suis rendue compte qu'on pouvait tout justifier devant la justice. On se défendait avec les lois qui existaient. C'est la justice. Le droit de se défendre. Tout ce chemin parcouru jusque-là pour apprendre non pas je ne sais quelle théorie religieuse au sujet du pardon, mais ressentir une colère sourde. Ce n'était plus une bataille. J'avais subis ce procès que d'autres avaient mis en scène. Je n'étais même pas sure de l'issue. J'étais simplement certaine que jamais plus je ne serais la même. Je n'étais plus moi. Cette autre que je découvre a une plaie béante à la place du cœur.

Verdict. Neuf ans ferme. Dans neuf ans j'aurais 23 ans. On le prive de quelques années qui passeront aussi vite que l'éclair. Et moi, on me convie à une thérapie de groupe, pour aller mieux.


J'allais donc devoir raconter encore, mêmes mots, même histoire. 

Le ProcèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant