Première séance. Nous sommes huit. Atteintes selon la justice du même mal. Il fallait nous regrouper pour nous réparer.
Huit adolescentes aux regards froids. Ne comprenant pas la raison de leur présence. C'est vrai, je ne savais pas ce que je faisais là. Mes parents m'avaient forcée. En guise de psy, il s'avère qu'on nous avait refilé une psychothérapeute. Ils n'avaient pas sorti l'artillerie lourde pour nous.
Elle s'appelle Corinne, et j'essaie de toutes mes forces de ne pas l'aimer. Elle nous regarde avec trop d'amour dans les yeux. Un amour qui ne m'atteint pas. Je ne la connais pas. La seule chose qu'elle sait de moi, c'est ce qu'elle a lu dans mon dossier. Et elle voudrait prétendre m'aimer ? Nous aimer ?
Cette jeune femme brune, petite et menue parait cependant déterminée. Elle ne se laisse pas démonter par notre froideur manifeste. Elle nous invite à nous asseoir par terre en formant un cercle. Et amène un plateau contenant des tasses, une bouilloire, du thé et des petits biscuits au beurre. Elle croit réellement qu'on est venues là pour prendre le thé ? Elle nous sert les unes après les autres. On ne bouge pas. Elle prend la parole :
- Nous y voilà mesdemoiselles. Cela va vous paraitre dur au début. Mais vous finirez par vous sentir en confiance les unes avec les autres. Je ne vous demanderais pas de raconter ce que vous avez vécu. A mon avis vous l'avez assez fait et cela n'apportera rien de nouveau. Ensemble, nous allons trouver le moyen de mettre des mots sur vos blessures et faire en sorte que vous puissiez vivre une vie normale comme toutes les jeunes filles de votre âge car vous y avez droit.
J'attendais depuis des mois que quelqu'un mentionne ma vie après. Je me sens un peu plus détendue. J'esquisse un genre de sourire qui n'en est pas vraiment un. Je ne suis pas la seule. D'autres sourient également. Je vois que nos infimes réactions font plaisir à Corinne. Autour de moi il y a Johanna et ses long cheveux noirs, Sarah et ses lèvres très rouges, Cathy et son chapeau melon bleu, Elena et son chignon châtain en fouillis, Audrey la petite rousse, Camille et ses boucles noires et la jolie Léa aux grands yeux bleu. A bien y regarder on parait vraiment normales, des adolescentes comme tant d'autres par le monde. En réalité, ravagées.
Pour entrer dans le vif du sujet, Corinne nous demande de décrire l'immonde salle communale dans laquelle nous nous trouvons. Selon elle, prendre conscience de notre environnement nous aiderait à prendre conscience de nous-même. A tour de rôles, les filles et moi avons été contraintes de décrire les hautes fenêtres grillagées, les murs jaunâtres, le sol plastifié bleu. Aucune émotion ne perce dans nos voix. Je me demande ce que nous sommes censées ressentir. Puis j'arrête de réfléchir. Un long silence s'en suit. J'en profite pour détailler mes ongles. Ces dernières semaines je les avais tenus longs et limés de près. Tranchants. Les paumes de mes mains sont couvertes de coupures que je me faisais durant la journée. Durant le procès, je les enfonçais très fort dans ma chair pour m'empêcher de pleurer. Corinne me tire de ma rêverie en essayant de nous interpeller sur notre rapport au sexe. A l'évocation de ce sujet je sens mes mains moites. Comme un réflexe mes ongles se serrent contre la paume de ma main. Elle nous explique ce sera notre problème principal ainsi que notre relation aux hommes. Tu parles ! Je ne l'avais pas vu venir. Tellement cliché. Je suis soulagée car elle nous remercie et nous dis au revoir. En cinq secondes nous avions déjà toutes désertées. Sauf qu'il fallait revenir la semaine prochaine. Je marche vers chez moi et repense à cette drôle d'heure qui vient de s'écouler. La prise de contact entre les filles et moi avait été froide. A peine quelques mots échangés, des regards fuyant, une esquive totale de rapprochement. Nous avions vécut à peu près la même chose mais au lieu de nous rapprocher cela nous éloignait. Comme un miroir grossissant devant lequel on se sentait mal à l'aise. Il fallait à tout prix éviter de se placer là.
Au collège, changement. J'avais entrepris de cacher ce qui m'était arrivé. Personne ne devait savoir. Innocente je ne l'étais plus. J'étais salie. Sale. Alors allumer les garçons ne me rendrait sûrement pas plus sale que je ne l'étais déjà. Rien à perdre. Mes seins n'étaient pas très développés mais je portais des décolletés provocants. Je montrais mon ventre. Je commençais à me maquiller. Pathétique comme transformation. J'étais maladroite parce que je n'y connaissais rien. Quelques semaines avant ça j'étais une fille banale, gauche et transparente. Et voilà que je tentais de me transformer en bimbo. Pathétique.
Je suis mal. Aucune clef pour extérioriser ça. Ne plus savoir qui je suis, me transforme en une que je ne suis pas. Ma routine, au collège, chez moi, dehors, partout, c'est de faire comme si tout allait bien. Comme si de rien n'était. Rien de grave. J'ai tourné la page. Ça demande une énergie folle. Sourire, rire, sortir avec les amis. Je suis laminée à l'intérieur. Mon regard seul me trahit. Plus d'étoiles dans les yeux. Juste un regard froid, sombre et sans éclat. Mais qui s'attarde sur ce genre de détail si on donne le change. Si tout semble aller bien, c'est que tout va bien. Alors même que du jour au lendemain je deviens une jeune fille extravertie au lieu de l'introvertie que j'étais, personne ne s'est dit que c'était bizarre. On me félicite même pour cette évolution positive de ma personnalité. Il devient donc clair pour moi que montrer mes seins et mon nombril était un bon point. Je joue donc. Fière de mon nouveau moi qui en réalité me donne envie de vomir. A cause de tout ça, je commence à détester l'école. M'y rendre. Les professeurs. Leur aveuglement. Les notes, être le meilleur, stigmatiser le moins bon. L'école c'est les apparences. Un lieu sans plaisir aucun. Pas de place pour la créativité. Peu de bienveillance. Livré à nous même, chercher le chemin vers un épanouissement qui ne viendra peut-être jamais. Je suis mal et aucun professeur ne le voit.
Le seul lieu où je me sens bien, c'est la bibliothèque municipale. Les livres, le silence, les mots. Je m'y installe seule, et je lis des heures durant. Sans parler à personne. Sans faire semblant de rien. C'est un monde à part. Un havre de paix. Je sèche souvent les cours pour m'y réfugier. Je rêve ma vie dans les livres. J'apprends les sentiments. Les émotions. Je rêve qu'un jour moi aussi je ferai quelque chose de grand. Je m'accomplirais et ne laisserais plus personne me faire du mal, jamais. Je me plonge dans une histoire, je m'attache aux personnages, à leurs vies. Je m'identifie, je pleure, je ris. Je tourne les pages. Je vis l'histoire, je suis émue, apeurée, excitée. Hélas dès que je pose un pied en dehors de la bibliothèque, la réalité froide et cruelle s'impose à moi. Ma vie, nature peinture et ce que je ne pouvais pas encore en faire parce que enfermée dans ma propre souffrance. Mes peurs, ma haine, mes freins.
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Le Procès
General FictionEmma a vécu l'innommable. Elle raconte avec des mots crus et sans filtres comment cela à changer sa vie. Elle rencontre des jeunes filles de son âge qui partagent avec elle ses déboires. De l'innocence à l'impudeur la plus totale, elles se livrent s...