Le mot

26 2 0
                                    

Cinq séances et rien de concluant. Nous n'avançons pas, nous ne parlons pas. Chacune à notre façon, nous protégeons ce qui peut encore l'être de notre histoire. Nous ne partageons rien. Nous n'échangeons rien. Nous arrivons, un bonjour du bout des lèvres, et nous repartons sans demander notre reste. Au bout de cinq séances, Corine veut frapper fort. Elle veut que l'on sorte de notre mutisme. Elle nous dit qu'elle est là pour nous aider, mais qu'elle ne peut rien faire si nous gardons cette attitude négative. Elle ne se rend pas compte que nous ne sommes pas prêtes à raconter encore. Les derniers mois avaient été plus qu'éprouvant. Je n'aspire qu'à cesser de penser à tout ça. Mais venir à ces séances c'est comme de me coller le nez dans toute cette merde semaines après semaines. J'ai la sensation de n'avoir pas droit au répit. La sensation que je suis définie par ça. Pas le droit d'oublier. Venir ici ne m'apporte aucun soutien. Pire, je me sens en colère. J'entre dans la salle, mes dents sont serrées, mon regard sombre. Je m'avance pour m'installer dans un coin quand mes yeux voient ce que Corinne a suspendu au fond de la pièce. Une immense affiche avec le mot VIOL écrit dessus en couleur rouge sang. Voir cela me glace le sang. J'ai très froid tout d'un coup. Je croise le regard embué de Léa. Elle semble sur le point de craquer. Mon ventre me fait mal. J'entends Johanna pousser un cri de surprise quand elle le voit aussi. Le temps semble s'être figé. J'entends nos respirations lourdes et angoissantes. Je ne sais pas ce que ressentent les autres. Leurs regards sont baissés. Audrey et Camille sont debout, elles hésitent à partir. On n'ose pas bouger. Corinne n'est pas là. J'étais en train de la maudire. Cette immense affiche en papier glacé, est censée nous faire ressentir quoi ? Elle nous prend de cours. Elle frappe là où elle est sure de faire mal. Nous mettre face à notre histoire en la définissant par un mot. Cinq lettres que personne ou presque ne prononce jamais. A lui seul il est violent. Il veut tout dire et rien à la fois. Il ne raconte pas une histoire. Il décrit un acte. Les filles continuent d'arriver et d'apercevoir cette affiche. J'évite leur regard. J'ai de plus en plus mal au ventre. Mon corps a froid. Mon âme est gelée. Je ne veux pas être là. Johanna ne peut s'empêcher de lâcher un cri de surprise. L'espace d'une seconde je la vois sur le point de hurler mais elle se retient et s'installe à ma droite en croisant les bras sur la poitrine. Je détourne le regard et je me sens piégée.

- Les filles, vous avez pu remarquer que jusque-là nous n'avançons pas. Alors j'aimerais que vous regardiez ce poster et que vous vous exprimiez sur ce qu'il vous fait ressentir. Dès que vous vous sentez prête, n'hésitez pas à prendre la parole.

Les mots de Corinne résonnent dans la salle. Ce n'est pas une invitation. C'est un ordre. Son ton est ferme. Son regard la trahit, elle n'est pas tout à fait sure d'elle mais a besoin de nous faire parler. Elle n'ordonne pas en fait, elle supplie.

A notre grande surprise, Léa se lève :

- Ça ne me fait rien. Et je ne veux rien en dire car ce serait lui donner de l'importance et ça n'est absolument rien. Je ne ressens rien.

Sur ces mots elle reprend sa place. Ses joues sont rouges, ses mains tremblent. Sa voix trahit tout le dégoût qu'elle n'avoue pas ressentir. Nous sommes toutes là dans la même pièce avec la même douleur au creux du ventre. Mais quels mots ? Personne n'avait inventé de mots pouvant extérioriser ce que nous avions au fond de nous. Surement parce que ce que nous avions été contraintes de vivre est inhumain. La langue française regorge d'expressions, de mots, de phrases. Mais là nous étions à cours. Muettes. L'intervention de Léa nous a paralysés. D'un côté elle a raison. Nous ne voulons pas donner d'importance à cela. D'un autre côté on sait qu'il faut essayer de parler pour guérir. Alors je me lève à mon tour :

- A moi ça me fait mal. Les hommes n'ont pas conscience qu'ils portent entre leurs jambes une arme. Sauf ceux qui s'en servent comme tel. Ceux là savent qu'ils ont le pouvoir de nous voler une part de nous-même. Ils pensent qu'ils sont plus fort que nous grâce à ça mais je sais que non. Je sais qu'on est plus forte que ça. Je ne sais pas comment le prouver, mais je le ferais, je trouverais un moyen.

Lorsque je me tais, je tremble. J'ai la haine parce que je sais que je voudrais être forte. Et que je ne sais pas comment l'être. Corinne me regarde et me demande si je parle de vengeance. Je ne sais pas si c'est ça. Le fait qu'elle le mentionne, me donne à réfléchir. Mais elle ajoute que la vengeance n'est pas une solution.

- La justice a prononcé des sanctions que vous devez respecter. Vous avez de la chance de pouvoir bénéficier d'un suivi psychologique pris en charge. Vous pouvez vous entraider, vous en sortir toutes ensemble.

Je ne comprends pas ce qu'elle veut dire. Nous sortir d'où ? On ne se drogue pas, on ne boit pas. Nous sommes des adolescentes. Alors je m'interroge. Nous sortir de quoi ?

Je m'apprête à rentrer à la fin de la séance quand Johanna s'approche de moi, visiblement pour me parler. Elle invite les autres à venir avec nous. On s'installe dans le jardin derrière la salle. Il fait presque nuit. La séance a été éprouvante. Je n'ai pas envie d'être là. Nous n'avons jamais créé de lien avant ça, alors pourquoi ce soir ?

Visiblement secouée, Johanna prend la parole :

- Ecoutez les filles, je n'arrête pas de penser à ce qu'a dit Corinne à propos de vengeance. Mais surtout ce que tu as dis,toi, dit-elle en me regardant. On ne peut pas se venger d'eux mais on peut prévenir. On est plus forte qu'eux, les hommes. A nous de le prouver. Ensemble on peut le faire. 

Le ProcèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant