Des mois passés à attendre. En apnée. Entre deux mondes. Celui des vivants et celui des survivants. J'attendais en serrant les dents. J'avais mal. Je ne le montrais pas. Comme si le procès aurait amené une légitimité à ma douleur. Comme si je n'avais pas encore le droit d'avoir mal. C'était long, mais j'attendais. Enfermée dans un mutisme effrayant. Parce que je ne disais rien. J'avais peur de me vider du peu de force qu'il me restait si jamais je l'ouvrais. Si ma bouche s'entrouvrait j'avais peur de ne pas tenir et de ne pas pouvoir aller au combat. C'était mon procès, ma bataille. Et je me souviens que je l'ai tant attendu, je voulais qu'il me sauve, qu'il me venge, qu'il adoucisse mon mal. J'en rêvais la nuit, et je m'armais de courage. J'en rêvais le jour et mon cœur s'animait. Il fallait que j'y aille. Je le voulais de toute mon âme. Pour ne pas sombrer, pour ne pas que tout ça fasse de moi une victime. Je voulais être celle qui ne s'est pas tu. Celle qui a parlé. Celle qui a dénoncé. Alors, oui j'ai attendu. En imaginant qu'après ça je serais sauvée.
Et, un jour il s'est ouvert. « Ouverture du procès M. contre M. »
L'espoir. Ça nous fait comme un bouclier face aux pires moments de notre vie. L'espoir. J'espérais beaucoup de ce procès. Il m'a déçu alors. Alors l'espoir m'a quitté.
Corine s'est donné corps et âmes pour que nos vies soient un peu plus belles, et elle ne savait pas qu'elles étaient devenues encore plus moches. C'était une femme pleine d'énergie. On passait des séances enrichissantes avec elle. Elle faisait de son mieux. Et nous l'aimions parce qu'elle s'intéressait à nous pour de vrai. Son investissement auprès de nous, c'était un peu antinaturel. En général les gens ne savaient pas trop comment communiquer avec nous. S'ils devaient prendre un air contrit ou agir l'air de rien. Ils étaient gênés. Rien ne m'énervait plus qu'une fausse compassion ou une empathie feinte. De ce fait je n'en parlais pas. Les filles n'en parlaient pas. Nos réunions hebdomadaires nous permettaient d'ôter nos masques. Agir comme nous le voulions, et parfois même de pleurer. Pleurer c'était léger. Relâcher la pression. Et non pas un signe de grande détresse comme le pensait nos parents. Quand Johanna avait le malheur de laisser s'échapper des larmes chez elle, sa mère en faisait tout un drame, elle s'inquiétait, tournait autour d'elle sans savoir quoi faire. Et Johanna se sentait traquée et incomprise. Le commun des mortels associe les larmes à une dépression profonde alors qu'au contraire pleurer est une émotion libératrice. On se laissait donc souvent aller entre nous, devant Corine. Sous son regard bienveillant mais jamais on n'y lisait aucune pitié. Elle était sincère. Au moins nous étions capables de nous en rendre compte.
Elle avait aussi son secret. Un jour, Léa s'était emportée contre le trop plein d'amour qu'elle nous offrait. Cette unique fois, Corine avait perdu patience et ses répliques étaient tranchantes. Audrey et Johanna attendaient silencieuses, tandis que Sarah et moi retenions Léa. Cette petite blonde avait beau être frêle, la violence qui émanait d'elle pouvait être incontrôlable. Je n'arrive pas à me remettre en tête les mots exacts qu'elles s'étaient dit ce jour là. C'était assez déstabilisant, blessant et choquant. Jamais avant cela elle n'avait élevé la voix, ni même perdu son sang froid si l'une de nous l'envoyait paître. Lorsqu'elle a retrouvé son calme ses yeux étaient tristes. Elle nous a regardés, lasse. Ses épaules basses semblaient s'être décrochées du reste de son corps.
Lentement, elle s'est assise sur le sol. Ses yeux ne nous lâchaient pas, j'étais mal à l'aise. Habituellement elle nous regardait avec confiance, et là, quelque chose était cassé. Sarah lui a tendu la main. J'imagine qu'elle voulait lui rappeler qu'on avait besoin d'elle, même si on semblait y mettre de la mauvaise volonté. Corine a pris cette main tendue et nous a raconté son histoire.
A dix ans, elle a eu ses premières règles. Ses seins ont commencés à pousser. Son père ne la regardait déjà plus pareil. Elle l'a subit pendant cinq ans. Et un jour, elle aussi a attendu son procès l'espoir au ventre. Elle aussi son procès l'a tout autant éprouvée que déçue. La laissant de longues années seules, ravagée, sans père, sans repaires.
Et aujourd'hui elle était là. Tentant de nous aider. Parce que personne ne l'avait aidée elle.
Nous sommes restées silencieuses. Nous avions entendu. Mais je pense parler au nom de nous toutes quand je dis que nous avions entendus. Je pense que si son récit était arrivé jusqu'à notre cœur nous aurions cessé toutes nos bêtises. Malheureusement, nous avons entendus, nous avons ressenti de la peine pour elle, mais quelque chose de plus fort nous a empêchés de retenir la leçon.
Ce que j'ai entendu moi, c'est qu'encore une fois, un homme a été plus fort. Qu'il avait fait du mal à Corine. Je n'avais pas vu, que malgré tout elle s'en était sorti, qu'elle souriait, qu'elle tenait debout et que surtout elle nous tendait la main pour que nous puissions nous en sortir aussi.
Ce fut la seule et unique fois qu'on entendit parler de cette histoire. La seule fois que Corine se laissa emporter dans une telle colère. La seule fois où nous aurions pu partager avec elle et entre nous ce que nous avions vécut. Et silence. Rien.
Je lisais. Des histoires de femmes. J'aimais ça. Je pensais que seule une femme était à même d'encaisser les coups durs sans jamais se laisser choir. Les femmes sont capables de porter sur leurs épaules plus de poids que n'importe quel homme. Et rien que pour ça je trouvais que l'on méritait un respect total. Respect qui ne venait pas. Toutes les femmes qui ont compté dans l'histoire sont des martyres. Et j'apprenais leur histoire. J'admirais leur courage, leur force. Elles m'apprenaient qu'il ne fallait jamais renoncer. Même si je savais que je n'arrivais pas à leur cheville, je voulais moi aussi faire quelque chose de grand. Et j'étais toujours persuadée que mon combat contre les hommes était quelque chose de grand. Alors j'y allais. La rage au ventre, et le cœur au bout des lèvres. Je les appâtais avec ma chair pour mieux réduire leur cœur en bouillie. Plus j'y allais, plus mon regard s'assombrissait. Je finis par faire comme Léa, ne plus croiser mon regard, ne plus me regarder en face. Je me détestais de faire ce que je faisais. Je me devais de le faire. N'ayant pas trouvé d'autres solutions les filles et moi nous enfoncions dans le monde malsain du charnel.
Nous avions seize, dix sept, dix huit ans. Jamais nous n'avions aimé. Mais nous connaissions déjà par cœur tout ce qu'il y avait à savoir sur le sexe. Nous avions déjà toutes eues plus de partenaire que la plupart des quinquagénaires ménopausées. Nous n'étions plus des enfants depuis longtemps. Nous n'étions rien d'autres que des déchets. Ni alcooliques, ni junkies, ni nymphomanes, ni psychopathes. Juste des victimes réunies par une justice mal faite. Réunies au pire moment peut être. Des déchets d'une société qui n'avait rien prévu d'autres pour nous qu'une thérapie vaseuse censée nous aider à nous en sortir. Au lieu de sortir, nous sommes entrées par la grande porte. Ensemble, d'un même pas, sans qu'une seule d'entre nous n'y voit d'inconvénient. Et nous avons refermé la porte derrière nous. J'avais oublié ce qu'était un vrai sourire. Les sourires qui viennent spontanément. Je ne connaissais que les sourires que j'offrais en société pour faire bonne figure. Celui qui n'illumine pas le regard.
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Le Procès
Narrativa generaleEmma a vécu l'innommable. Elle raconte avec des mots crus et sans filtres comment cela à changer sa vie. Elle rencontre des jeunes filles de son âge qui partagent avec elle ses déboires. De l'innocence à l'impudeur la plus totale, elles se livrent s...