Architecte des hauteurs

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- Viens avec moi.

Stephen Strange se mit à flotter devant lui, serein. Tony observa le visage grave du docteur, la lumière des étoiles et de la ville drapée de nuit jouant dans ses iris.

Au loin, le bourdonnement continu de New York leur rappelait que la cité ne dormait jamais, même s'il était déjà très tard, ou plutôt très tôt. Tony se sentit faiblir. Peut-être était-ce l'heure tardive, la fatigue liée aux dernières interventions des Vengeurs, ou bien la conséquence logique d'une soirée passée à refaire le monde, accompagné de Stephen et d'une excellente bouteille de rhum.

Tony laissa les particules de l'armure extremis recouvrir son corps comme une seconde peau, avalant sa tenue décontractée pour l'envelopper du métal rouge et or qui lui était plus familier encore qu'un bon vieux jean. Aucun casque ne vient recouvrir son visage et il s'éleva dans les airs pour rejoindre Stephen.

A quel point son ami avait-il progressé dans la maîtrise de son don ? Tony voyait souvent Stephen façonner des portails à l'envie ou manipuler le réel pour se débarrasser d'un ennemi inopportun. Mais ses talents étaient subtils, dissimulés aux yeux de tous. Impossible d'en connaître l'étendue exacte : pourtant, Tony savait que l'homme avait retenu Dormammu à lui tout seul, ce qui impliquait une puissance magique inconcevable.

Alors il lui avait demandé. Simplement.

«De quoi es-tu réellement capable, Stephen?»

Une lumière étincelante au fond des yeux, le visage exalté, et pour toute réponse cette simple demande, presqu'un ordre :

« Viens avec moi».

Alors, Tony le suivit. Ils naviguèrent dans la nuit New Yorkaise, volant dans l'air froid de l'automne, jusqu'à pouvoir embraser Manhattan d'un coup d'œil, les courbes brillantes de l'Hudson et de l'East River, les gratte-ciels rutilants rivalisant de hauteur, les rues animées, les formes pointues, carrées, lisses et rigides des bâtiments comme découpés au scalpel... D'ici, les promeneurs nocturnes ressemblaient à des fourmis, et les rangées de taxi à des jouets pour enfants.

Enfin, visiblement satisfait, Stephen s'arrêta. A quelques dizaines de mètres sous leurs pieds s'étendait le labyrinthe urbain, alors qu'ils côtoyaient en silence les derniers étages des tours imposantes.

Les mains du Docteur s'agitèrent et Tony, comme souvent, se sentit hypnotisé par leur mouvement. Ces mains qui lui avaient valu son pouvoir, sa responsabilité, sa destinée de protecteur spirituelle de la Terre. Ces mains qui avaient soigné des blessures, sauvé des vies, et qui désormais tissaient les fils des arts mystiques pour fabriquer illusions, portails et sortilèges auxquels Tony ne comprenait que peu de choses.

Les doigts s'agitèrent en un mouvement précis et Tony reconnut l'ouverture de la dimension miroir.

Il avait appris à la connaître, à force de côtoyer le Docteur. Une dimension ressemblant trait pour trait à la réalité, mais ne l'affectant pas. Un « serveur de beta test », comme l'appelait Tony. Il savait reconnaître désormais cette légère lueur, un mélange d'orange et de rose irisé qui renvoyait une lumière distordue.

Sans un mot, Stephen commença son œuvre. Les mains tendues, il commandait aux rues, au fleuve, aux immeubles tout entiers. La gravité disparut alors que les gratte-ciel se tordaient à angle droit, et que l'eau des fleuves montait vers eux pour former un nouveau cours d'eau vertical. Les rues aussi se redressaient, se tordaient, et Tony eut bientôt l'impression que le monde entier basculait tout autour de lui. Il crut tomber dans le vide, puis, l'espace d'un battement de cil, une rue se formait de nouveau sous ses pieds, les pavés s'alignant sous ses pas, et il marchait sur le sol dur alors qu'il flottait encore une seconde auparavant. Les fontaines, les places, la grande roue ; tout se déplaçait, se tordait, venait danser autour d'eux dans une mosaïque de lumières nouvelles. La lune fit place au soleil, et de gros nuages roses saupoudrèrent la scène, alors que les deux hommes marchaient désormais à la verticale sur la façade d'un building.

Tony se sentit défaillir. L'effet était trop immense, trop incernable pour un cerveau humain normal. Et Stephen ne semblait pas incommodé, se contentant d'agencer New York selon son bon vouloir, dans une économie de mouvement élégante.

C'était magnifique et terrifiant. Alors qu'il marchait à côté du Docteur, Tony sentit sa gorge se serrer et le trouble l'envahir.

Il fallait rompre la poésie de l'instant. Utiliser l'humour, comme toujours, pour se cacher. Rien de mieux que l'ironie pour dissimuler la nature des vraies émotions l'habitant à ce moment précis.

- Mec... Tu me donnes la gerbe, là. J'ai l'impression d'être dans Inception. Je te jure, si t'arrêtes pas maintenant, je te vomis dessus.

Stephen suspendit la création de son aberrante œuvre d'art et un minuscule sourire joua sur ses lèvres. Il dévisagea Tony, alors que Tony dévisageait la nouvelle New York sous leurs pieds, copie émouvante mais difforme de l'originale.

- Tu sais que je peux lire dans ton esprit, Tony, annonça-t-il d'un ton calme.

L'Ingénieur sentit les battements de son cœur redoubler de vitesse. Vraiment ? était-ce dans ses cordes ? Bien sûr, après tout. Un sorcier capable de léviter, de remodeler une ville et de négocier avec les engeances démoniaques venues d'autres plans astraux devait bien pouvoir lire dans les esprits. Ce qui signifiait...

- Je plaisante, le rassura Stephen, notant son trouble. Enfin, pas tout à fait. Je peux le faire, mais je m'en abstiens. Par politesse.

Le soulagement qui apparut nettement sur les traits de Tony fut de courte durée. Stephen ajouta, sans se départir de son sourire :

- Enfin, cela dit, parfois il n'y a pas besoin de savoir lire dans les pensées pour interpréter tes silences. Peut-être qu'un jour, tu me feras l'honneur de me dire ce que je sais déjà ?

Aucune répartie brillante ne parvint à trouver son chemin dans le cerveau brumeux de Tony. Il était comme figé, incapable de trouver une pirouette pour se sortir de cette situation.

- Ne fais pas cette tête-là. Je te taquine, précisa le docteur, et les épaules de l'ingénieur se détendirent imperceptiblement.

Un silence les rapprocha de nouveau, alors que sous leurs yeux, New-New York continuait de vivre, de s'ouvrir comme une fleur fragile parée de couleurs printanières.

- C'est sublime, murmura Tony.

Stephen attendit, mais aucun autre mot ne vient compléter la pensée de son collègue. Ce n'était pas grave. Stephen Strange était un homme patient.

Il claqua des doigts et la dimension miroir disparut, les ramenant brutalement à l'air froid de l'hiver, à leur position flottante au-dessus des gratte-ciels, emportant l'instant éphémère.

- Rentrons, dit-il.

Et Tony le suivit, reconnaissant.

***

Writober 2020 - MARVEL EDITIONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant