Chapitre 1 - Les yeux vairons

167 5 0
                                    

Profitant de la magnanimité d'Hémon, Iréné était sortie des murs d'Athènes avec deux servantes ce jour-là. Elle avait l'habitude de se promener dans les campagnes, au milieu des terres cultivées. Depuis ces coins calmes, l'Acropole de la Cité ressemblait à un joyau d'albâtre coloré.

Iréné s'allongeait près d'une rivière, à l'ombre des arbres. Elle lisait les textes qu'elle gardait sous son bras en priant ses compagnes de la laisser seule. Qui sait si elle pourrait se permettre encore longtemps de telles sorties... Après tout, la situation était encore tendue. À l'annonce de la mort d'Alexandre, la Cité alliée de Thèbes, embrigadée par les discours emportés de Démosthène, avait exécuté deux hérauts d'Alexandre et assiégeait une troupe macédonienne dans leur citadelle. C'était une déclaration de guerre, assurément.

Alors Iréné profitait de la symphonie de la nature et passait de longs après-midis avec Homère et son Iliade, ou avec Sappho, la poétesse, une femme qui avait créé une école pour jeunes filles. Ce qu'elle aimait par-dessus tout, c'étaient ces longs poèmes épiques, plein de passions, d'aventures et de tragédies qui bouleversaient l'âme. Alors qu'on lui avait toujours appris qu'être civilisé, c'était se contrôler. Son mari en était le meilleur exemple : politicien, calculateur, froid, d'une tranquillité désarmante. Ce n'était pas réellement l'idylle qu'elle avait espérée au départ. Aussi, quand elle lisait qu'une femme mariée, enlevée par un amant, avait déclenché la guerre la plus mythique de leur histoire, ça la faisait fantasmer.

Elle roula sur le dos et posa le rouleau contre sa poitrine, soupirant de son étrange vie. Parfois elle se disait qu'elle était un lion en cage, mais un lion qui ne savait même pas s'il avait le droit de rugir. Comment Hélène avait-elle pu trouver le courage de s'enfuir et de provoquer un tel enchaînement d'évènements ? Le regard perdu dans le ciel, Iréné fixait les nuages qui se déplaçaient lentement au-dessus d'elle, presque hypnotiques.

Le hennissement emporté d'un cheval, au loin, la fit se redresser. Elle sonda les alentours, mais les oliviers ne bougeaient même pas leurs branches. L'endroit était paisible et souvent désert. Elle avait l'habitude de se promener ici, mais elle n'avait pas pensé qu'avec le contexte dans lequel elle vivait, il pouvait devenir dangereux.

Une monture bondit subitement dans son champ de vision, aussi noire que des cendres. Elle était si agitée qu'elle semblait sortir tout droit des Enfers. Un homme la chevauchait sans éprouver de difficulté. Il l'arrêta devant le cours d'eau. Il était casqué, Iréné ne pouvait voir son visage à travers les lames de bronze qui le protégeaient. Il portait des jambières et probablement une cuirasse dorée elle aussi, à moitié voilée par sa cape. Il ressemblait à un guerrier de haut rang, mais que faisait-il ici, seul ?

Iréné se releva lentement, le cœur emballé. L'avait-il repérée ? Ou non ? Tout semblait s'être figée autour d'elle. Pas un bruit autre que le cheval s'abreuvant. L'esprit saisi par cette apparition guerrière inattendue, elle n'avait pas remarqué tout de suite que l'accoutrement de cet homme n'était pas athénien. Ce ne fut que lorsqu'elle s'en aperçut que ses poings se serrèrent craintivement. Elle recula d'un pas, regrettant, pour la première fois, l'une de ses escapades.

L'homme finit par tourner la tête dans sa direction tout en flattant l'encolure de son cheval pour le calmer. Iréné remonta discrètement son péplos blanc – cette longue robe que portaient toutes les athéniennes en différents tons – pour se préparer à courir. Ses longs cheveux châtains étaient noués par un ruban bleu marine et elle n'avait pas pris la peine de mettre de bijoux. Rien ne pouvait la désigner comme une personne de qualité. Elle le faisait exprès pour préserver son anonymement.

Car tout Athènes connaissait Iréné, fille de Démosthène, épouse d'Hémon.

L'homme la scrutait, suspendant le temps entre eux. Il était trop éloigné pour qu'elle puisse distinguer chez lui une intention. Mais comme il ne semblait pas se ruer sur elle non plus, elle se dit qu'elle pourrait simplement tourner les talons et partir. C'était sans compter un petit cri apeuré qui transperça le silence.

Dans leurs brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant