Dans leurs bras

Chapitre 6 - Le sceptre et les lois

Alexandre s'installa avec les siens sur les banquettes, Héphaestion près de lui. Iréné était venue, comme il l'avait attendue en conviant les femmes des citoyens. Il avait mis Phocion dans une position délicate, mais il ne fut pas complètement mécontent de voir autant de pro-Macédoniens dans la salle. Il ne prit pas le parti de s'allonger pour pouvoir dominer l'assemblée, car même s'il ne le montrait pas, et malgré le grand respect que lui inspirait Athènes, il avait un léger goût d'intimidation en travers de la gorge. Mais il faisait enfin ce que son père avait toujours voulu faire. Et il ne manquerait pas de contredire Démosthène qui s'était tant opposé à la Macédoine.

– Je ne viens pas avec l'intention de provoquer, déclara-t-il. Je ne souhaite qu'une alliance stable entre nous. Mais je ne suis pas là pour parler politique. Votre stratège m'a permis de vous offrir le banquet ce soir, il a insisté pour louer des musiciens et des danseuses.

Il avait bien graissé la patte de Démade, profitant de ce soutien de poids dans la Cité même, pour commander des réjouissances qui ne manqueraient pas de faire rouspéter et donc de détourner l'attention. Il ne voulait pas de choc frontal avec les Athéniens. Alors il prit les mets déposés et mangea calmement, comme s'il était chez lui. Héphaestion, tout comme ses compagnons, n'était pas vraiment dans le même état d'esprit que leur roi, ils craignaient pour sa sécurité. À l'intérieur des murs d'Athènes, ils étaient inférieurs en nombre, c'était indubitable. Peut-être auraient-ils dû venir avec plus d'hommes, même s'ils étaient restés en-dehors de l'enceinte.

– Tu sembles soucieux, remarqua Alexandre.

– Je ne risque pas de dormir cette nuit, répondit Héphaestion.

– Que pourrait-il m'arriver ? Une attaque surprise de Démosthène ? se moqua Alexandre, plus détendu.

– Démosthène est bien entouré, le peuple l'adule.

– Mmh, commenta distraitement le jeune roi, plus intéressé par la silhouette de sa fille, assise à quelques pas de lui.

Elle lui tournait le dos, mais c'était ce qui lui plaisait. Un esprit impétueux. Platon disait qu'il fallait aimer l'âme avant le corps, c'était exactement ce qui l'avait tant marqué près de la rivière. Elle jeta un coup d'œil dans sa direction avant de se détourner en remarquant son regard sur elle.

– Qu'as-tu appris sur lui ?

Alexandre désigna l'époux d'Iréné d'un geste.

– Il n'y a pas grand-chose à savoir, les parents de sa mère ont quitté Sparte et se sont installés à Athènes, son grand-père a reçu la citoyenneté athénienne pour hauts-faits militaires. Il a choisi une carrière d'orateur en prenant Démosthène comme maître. Il est plutôt discret mais on le dit doué.

– Et c'est tout ? s'étonna Alexandre.

– Oui. J'en ai bien peur.

Le roi n'osa pas dire à voix haute qu'elle avait épousé l'homme le plus inintéressant de la Grèce, mais il le pensa avec force. On ne le retiendrait que comme « élève de Démosthène » si seulement les Hommes choisissent de le garder dans leur mémoire. Alexandre aspirait à un destin plus éclatant, un destin comme celui d'Achille même s'il devait mourir jeune...

*

« L'autorité multiple ne vaut rien. Un seul homme doit être le chef, doit être le roi : celui à qui le fils de Cronos aux pensées tortueuses a donné les sceptres et les lois pour régner sur les hommes. »

Alexandre abaissa le rouleau de l'Iliade et se laissa éblouir par le soleil, allongé sur un muret du palais d'été. Il avait déjà discuté de ce passage avec Aristote, et il résumait bien son ambition. Ulysse prenant le contrôle de l'armée et entendant un soldat le contrer, il le frappa avec le sceptre de commandement du roi Agamemnon en lui sortant cette leçon. Aristote désapprouvait car il avait été élevé dans l'idéal démocratique athénien, et Alexandre lui avait promis de suivre le chemin de la sagesse. Mais il retenait quand même ce détail : Zeus avait donné les lois et les sceptres. La démocratie et la fermeté du commandement à la fois.